Promenade avec Anna Tsing et son livre : Le Champignon de la Fin du Monde
Dans les pas d’Anna Tsing
Anna Tsing est une anthropologue féministe américaine. Dans ce livre, elle propose de raconter le monde actuel en suivant la piste d’un champignon assez particulier, le matsutake, très prisé au japon et qui a comme caractéristique de pousser dans les forêts qui ont été perturbées par l’intervention humaine.
Ce livre est à la fois un récit, un parcours et une élaboration théorique sur les états actuels du capitalisme et les nouvelles possibilités de vie que l’on peut observer à ses marges. Assez foisonnant, il se lit très bien. Sa structure, cependant, reste difficile à cerner : l’objet se veut « un agencement ouvert, pas une machine logique » (p.22)
Je propose ici, plutôt qu’une synthèse ou une fiche de lecture, un petit parcours partiel et partial des outils conceptuels que Tsing invente et utilise. Ils ont le mérite d’être suffisamment décalés et percutants pour s’offrir, peut-être, comme des outils pertinents pour aborder notre époque pleine de changements et de désespoir.
La mort du progrès
Au départ, et tout le long du livre, un constat : nous sommes tous orphelins, aujourd’hui, de l’idée de progrès. L’état du monde et les dégradations actuelles et à venir nous interdisent de penser un futur meilleurs, une avancée linéaire et prometteuse. Nous devons ainsi « échapper à l’idée que le futur est cette direction particulière qui ouvre le chemin devant nous » (p.22). Le système capitaliste lui-même a renoncé à offrir, en retour de son accaparement de la force de travail, une situation sécurisée. Ainsi le salariat fordiste, autrefois la norme, est aujourd’hui une autre espèce en voie de disparition. La question de Tsing, alors, est : quelles sont les endroits où des choses se passent, où de nouveaux agencements se mettent en place qui sont vivables, où « de multiples futurs apparaissent et disparaissent du champ des possibles » (p.22). Contre une vision téléologique de l’histoire, qu’elle soit portée par les capitalistes ou leurs opposants, Tsing propose un retour à des histoires, des lieux, des descriptions. Bref, d’abord, un art de l’observation.
Son terrain : les cueilleurs de champignons matsutake des forêts de l’Oregon, aux Etats-Unis. Tsing se demande comment ces groupes de gens qui semblent si loin du japon, de ses traditions, se retrouvent intégrés à une chaine mondiale de captation de valeur. Les forêts de l’Oregon sont occupées par différents groupes, qui ont tous en commun de se reconnaitre comme des amoureux de la liberté. Avec des histoires et des parcours extrêmement différents (blancs rescapés des guerres du vietnam, membres de tribus du sud est asiatiques qui ont collaboré avec les américains durant les guerres d’Indochine, mexicains…), ils ont en commun une expérience de la guerre et un goût très prononcé pour cette situation de femmes et d’hommes libres, non salariés, qui peuvent faire des gros coups certains jours de cueillette.
Le capitalisme aujourd’hui
En considérant ces activités assez pirates, dans les forêts de l’Oregon et comment, ensuite, les champignons peuvent faire l’objet de grands profits entre leurs premières ventes et leur arrivée au Japon, Tsing élabore le concept de capitalisme de captation. Il s’agit d’un fonctionnement capitaliste qui, contrairement par exemple à ce qu’ont pu dire Toni et Hardt, ne cherche pas à étendre sa toile sur l’ensemble du vivant, mais vient se brancher sur des modes de fonctionnement non capitalistes, pour en capter la valeur. A travers des systèmes de ce que Tsing appelle des traductions, les biens qui étaient des symboles de libertés deviennent des marchandises prêtes à être vendues contre profit.
Plus généralement, le capitalisme de captation est couplé avec le concept de scalabilité. La scalabilité désigne en informatique la capacité d’un système à changer d’échelle sans altérer ses propriétés. Un site web scalable par exemple fonctionnera aussi bien avec 3 visiteurs par jours qu’avec 1 million. C’est le cœur du capitalisme moderne que de vouloir construire de la scalabilité. C’est-à-dire, couper les marchandises, les gens, les êtres, de leurs mondes, de leurs sols, de ce qui fait des histoires, qui peut gripper la machine. Captation et scalabilité sont nés, selon tsing, de l’entreprise des colons portugais de faire pousser des cannes à sucre dans les caraïbes. En exterminant les locaux et en amenant sur place des plantes clonés (les cannes à sucre) et une main d’œuvre complétements coupées de ses liens sociaux (les esclaves), les portugais ont initié cette volonté de pouvoir construire des systèmes de production « hors sols » qui ne fassent pas d’histoire et qui croissent sans heurts (ce qu’apparemment ils n’ont jamais réussi à faire). Tsing constate cette recherche de scalabilité en refusant de lui donner une dimension morale. Des systèmes non scalables peuvent aussi être destructeurs.
En revanche, à l’opposé de ces systèmes scalables, elle propose d’aller observer les zones qu’elle appelle péricapitalistes. Qui fonctionnent en marge du système capitaliste, tout en étant liées à lui via un lien de captation. C’est là, peut-être, que peuvent être observés des modes de vies inspirants, quand l’avenir parait si sombre. Et c’est là que peut être observé ce que Tsing nous promet comme destin commun : la précarité. « La précarité désigne la condition dans laquelle on se trouve vulnérable aux autres. Chaque rencontre imprévue est l’occasion d’une transformation : nous n’avons jamais le contrôle, même pas de nous-mêmes. […] Penser avec la précarité change l’analyse sociale. Un monde précaire est un monde sans téléologie. L’indétermination, ou l’imprévisible nature du temps, a quelque chose d’effrayant, mais penser avec la précarité fait que l’indétermination rend aussi la vie possible. » (p.56)
La puissance des champignons
C’est là que les champignons ont une puissance fonctionnelle et narrative immense. Les matsutake sont donc des champignons qui, en collaboration avec les pins, se développent particulièrement bien dans les forêts qui ont subi une exploitation intensive pour l’industrie du bois. Leur fonctionnement s’inscrit dans un mutualisme clairement lisible. Ils peuvent produire des nutriments à partir de roches et permettre ainsi à des arbres de pousser dans des sols extrêmement pauvres. Plus largement, ils contribuent à l’émergence de ce qu’elle appelle un agencement viable. Leur valeur marchande fait que les humains, de façons à chaque fois spécifique selon le lieu, s’intégre dans un fonctionnement collectif pour former des paysages où tout le monde survit. Encore une fois, il s’agit d’un regard amoral : les agencements viables ne sont pas un sous-ensemble du Bien. Ils sont des configurations locales, à chaque fois spécifique.
Tsing tente une caractérisation prudente de ces types d’agencement, qui pourrait donner à voir plus grand que les spécificités locales : les communs latents, « des enchevêtrements qui pourraient être mobilisés en une cause commune » (p. 209). Ils ne concernent pas uniquement les humains et peuvent, au mieux proposer des « mutualismes non antagonistes » (lion et agneau, humain et virus ne vivront jamais dans l’harmonie). Ils « ne sont pas bons pour tous », on peut juste viser le « suffisamment bon ». « Il ne s’institutionnalisent pas aisément » et émerge plutôt à côté des lois, contre elles. Enfin, ils « ne peuvent pas nous racheter » (p. 370). On le voir : pas de grandes promesses, ni de méthode claire et applicable simplement. D’abord de l’observation.
Relation > identité
Au cœur de cette construction théorique, Tsing s’appuie sur un type de vision de la vie où la relation prime sur l’identité. Elle s’appuie par exemple sur une nouvelle approche en biologie, qui s’inscrit contre la « synthèse moderne », « récit édifiant de l’auto-création des espèces [où] la reproduction y est autosuffisante, auto-organisée et échappe à l’histoire » (p.215), incarnée par exemple par l’idée du gêne égoïste. Cette nouvelle approche, baptisée « symbiopoïese » décrit un monde où la symbiose est la règle, plus que l’exception et suggère que « la nature pourrait sélectionner des « relations » bien plus que des individus ou des génomes » (p.218). Dans cette logique, beaucoup de nos préconceptions sont renversées.
Il s’agit alors de refaire de l’histoire des agencements, en observant ce qui fait des histoires et notamment ce qu’elle nomme les rencontres indéterminées. Comment des êtres humains, leurs cultures, des champignons, un lieu, des perturbations passées se rencontrent, par hasard, pour former un agencement donné. Et comment ces rencontres donnent lieu à des contaminations, bouleversant les identités dans des co-évolutions riches de possibles. Contre les modèles simplificateurs mettant en scène des entités « étanches » à leur environnement, retourner à la description et aux petites histoires.
Que faire ?
Dans ce cadre, quelle place pour l’action humaine ? Tsing fournit 2 pistes de réflexion, en plus de la nécessaire observation et description : considérer la perturbation humaine comme nécessaire à certains agencements et penser la politique comme le fait de faire émerger de nouvelles alliances.
Considérer la fragilité des agencements, leur caractère spécifique, local, pose la question de l’intervention humaine. Sommes-nous nécessairement des calamités ? Peut-on penser des modes d’actions « en symbiose » avec les non-humains, durables ? Tsing décrit le cas des satoyama japonais moderne, qui sont la reconstitution des forêts paysannes typiques, où il est considété que la forêt a besoin de la perturbation de l’homme : « le trait distinctif de la revitalisation du satoyama, c’est l’idée que les activités humaines doivent faire partie de la forêt au même titre que celle des non-humains. Dans cette perspective, les humains, les pins, les matsutakes et bien d’autres espèces doivent, tous ensemble, fabriquer le paysage. » (p. 230) D’où il en ressort une vision décentrée de la main de l’homme : « En fait, on pourrait dire que les pins, les matsutakes et les humains se cultivent tous les uns les autres de manière involontaire. Ils rendent possible pour chacun d’entre eux des projets de fabrication d’un monde. » (p.230) Il s’agit encore une fois d’un décalage du regard : là où tout le vivant, ou presque, a été touché par des perturbations humaines, il ne s’agit pas de glorifier une nature « pure », qu’il faudrait préserver, mais de penser des agencements où, notamment les humains peuvent s’insérer aussi économiquement (la valeur marchande et symbolique des matsutake fait partie de la vigueur de l’intérêt pour les satoyama).
La deuxième piste de réflexion sur la place de l’action humaine tient dans le questionnement de la politique au regard du monde décrit. « Sans le progrès, qu’est-ce que lutter ? Les marginaux avaient un programme commun qui reflétait ce que nous serions tous enclins à partager dans l’idée de progrès. C’était le côté déterminé des catégories politiques, comme celle de classe sociale, avec leur mouvement continu en avant, qui nous donnai confiance dans les luttes pour faire advenir un monde meilleur. » (p. 369). On rejoint la réflexion sur les communs latents. Et, plus concrètement Tsing propose une stratégie des alliances et de perceptions des devenirs : « C’est à cette question que s’intéresse l’écoute politique promue par Brown. Elle suggère que tout rassemblement contient de nombreux possibles politiques inachevés et que le travail politique consiste à aider certains d’entre eux à venir à l’existence. L’indétermination n’est pas la fin de l’histoire mais bien plutôt un nœud dans lequel de nombreux commencements sont en attentes. Mener une écoute politique, c’est détecter les traces de programmes communs en devenir d’articulation. » (p. 369). Comment les cueilleurs Hmong peuvent s’allier aux champignons pour porter un programme de valorisation de la liberté, dans les marges du capitalisme mondialisé, de manière vivable pour eux et durable.
Conclusion
En conclusion, on retrouve chez Tsing des échos du travail de Morizot, sur l’importance de l’écoute et de nouvelles alliances avec les non-humains, à travers notamment le fait de quitter le regard modélisant de la science actuelle pour reconnecter avec l’art de raconter des histoires. Et, évidemment, on retrouve la perspective deleuzienne en sous-jacent, dans une version plus concrète et plus inquiète : lutter de toutes ses forces contre les forces de l’identité, pour permettre à la vie d’exister au sein d’agencement à travers des devenirs multiples et non déterminés !
Le mot de la fin pour Tsing : « On ne sait pas trop comment continuer à vivre et encore moins comment éviter la destruction planétaire. Heureusement, on trouve encore des alliés, humains et non humains. On peut encore explorer les bords broussailleux de nos paysages désolés, qui sont autant de bords de la discipline capitaliste, de la scalabilité et de plantations abandonnées. On peut encore capter la senteur des communs latents et cet arôme d’automne insaisissable. » (p. 406)