Choses lues en 2022

Choses lues en 2022
Photo de Ed Robertson sur Unsplash

Petite tradition, voici ma liste des livres lus sur l'année 2022. Après les 32 livres de 2018, les 42 livres de 2019, les 30 livres de 2020 et les 28 livres de 2021, j'ai lu cette année 33 livres (j'ai démarré une petite base de données sous Notion de tous ces livres lus - pour l'instant assez bordélique - ici).

9 janvier 2022 : Mermoz de Joseph Kessel (1938)

Après Les Bataillons du Ciel, j’ai eu envie de poursuivre ma route avec Kessel. Un ami m’avait conseillé Mermoz. Je ne connaissais rien du personnage.

Le livre est très beau, chargé. Il respire l’amour. Pour la blague : on y sent un amour des hommes bien plus grand que dans le dernier Édouard Louis. Kessel a cette passion pour Mermoz, une sorte de bromance idéalisée, c’est très touchant. On ne compte plus les mentions de son physique (ah, ses épaules !), de son appétit. Mermoz était un demi-dieux pour Kessel et ce dernier est vraiment content d’avoir été son copain.

Le livre est passionnant. Il retrace le destin de Mermoz et derrière, décrit l’Aéropostale et toute une époque aventureuse. Je n’y connaissais rien. C’est, effectivement, une aventure. Du rêve de grands industriels et de la passion des pilotes est née une entreprise étrange rétrospectivement : la livraison en un temps record du courrier, d’abord de France vers l’Afrique, puis vers l’Amérique du Sud. On voit un rapport au projet incroyable, quelque chose qui est mort et enterré aujourd’hui : des terres à “conquérir”, des aéroports à construire et un taux de mortalité tout à fait inquiétant. Cela va avec la culture de l’aéropostale : exigence, dévouement, tout pour tenir l’horaire. A la fois magnifique et étrange, c'est une compétition contre les aléas et le temps.

On découvre en effet ce que ça a été, de lancer l’aviation. Moi qui au temps où je prenais encore l’avion, avait toujours une légère inquiétude au décollage et à l’atterrissage... comment dire... Il s’agit ici de voler sur des bicoques de bois, avec un moteur de mobylette amélioré qui va, c’est sûr, tomber en panne un moment ou l’autre. Il faut donc savoir se poser n’importe où, réparer, repartir. Le pilote, en vol, était en contact avec les éléments. On sort la tête de l’habitacle pour mieux voir quand il pleut... Et les vols de nuit ! Quelle idée ! Sans instruments, au feeling... Bref, on ressent l’héroïsme.

Dernier point, particulièrement notable avec nos yeux aujourd’hui : c’est un livre sans femme. C’est assez impressionnant : il y a la mère de Mermoz ; une mention assez vague (par souci de pudeur probablement) d’une femme épousée ; un paquet de nana qui ne sont mentionnées que comme des conquêtes. Mais sinon, aucune femme. C’est un livre d’amour d’un homme à un autre, dans un monde (l’aviation) d’hommes et à une époque d’homme.

Quelques morceaux :

p.9 “Pourtant je me souviens : quand j’étais triste, découragé, sans goût ni estime pour personne et surtout pour moi-même, quand j’étais prêt à renoncer à l’effort, à me laisser vivre facilement, petitement, bassement, je me disais : “ Il y a Mermoz... il va revenir par-dessus l’Atlantique... De lui, de lui seul, j’aurais honte. Il va revenir, il ne me refusera pas un peu de sa vertu.” "Et je recommençai la sourde bataille que tout homme se doit de mener, jusqu’à sa mort, contre lui-même.”
p. 294 “Qui n’a pas survolé cette immensité minérale ne peut connaître entièrement la barbarie solennelle et tragique du monde, ni soupçonner le secret quasi astral qui, pour l’éternité, baigne ses dieux les plus glacés sur leur autel géant.
Rien ne peut donner une image valable de cet océan vertical pétrifié. Rien ne peut faire sentir le caractère d’interdiction absolue que présente cette barrière colossale qui réunit la terre au ciel et qui fermée, murée sans faille ni fissure, semble arrêter à son flanc l’univers.
Cette barrière, Mermoz voulut la prendre en défaut.”
p. 334 “En vérité, ce sont les préparatifs d’un raid qui épuise les nerfs. Du moment qu’on est parti, tout devient facile. On a mis toutes les chances de son côté. On les a amassées une à une contre son impatience. On a fait ce qu’on devrait faire, le reste ne vous regarde plus. On vole, on travaille. Ça suffit. On n’a pas assez de temps pour s'occuper de soi.”
p. 392 “Mais après le vin d’honneur et les grandes phrases, rien ne vint.”

16 janvier 2022 : Facilitating Collaboration de Kelin et Newman (2017)

Bouquin assez sympa que j'ai lu pour le boulot. J'en ai d'ailleurs fait une synthèse partielle : 2 “nouveaux” rôles pour le·la facilitateur·rice : story-teller et perturbateur.

18 janvier 2022 : L'Affaire Arnofilni de Jean-Philippe Postel (2016)

Un petit livre passionnant. L’auteur nous propose un bonbon, découvrir le secret caché de ce tableau : le portrait dit des «Époux Arnolfini», alors que celui-ci a été analysé des milliers de fois depuis sa création en 1434.

On le suit avec délice exposer son enquête.

Ça rejoint un des points fondamentaux présenté dans Made to Stick : c’est le mystère qui accroche et retient l’attention. Alors, même si je n’avais jamais entendu parler du tableau et que c’est loin de mes centres d’intérêt, j’ai été captivé.

Enfin, chose passionnante : la clé du mystère vient de la sérendipité. Comme quoi, il faut se garder de ne chercher que dans une seule direction et se laisser vagabonder !

17 février 2022 : Au Commencement était... de Graeber et Wengrow

Bon, pour faire simple : un des meilleurs livres que je n'ai jamais lu. Avec beaucoup de modestie et de maladresse, j'ai tenté une synthèse de cet ouvrage magistral.

27 mars 2022 : Tools of Titan de Tim Ferriss (2016)

Honnêtement très sympa… C’est vraiment une formule qui marche je trouve. Une promesse “américaine” : les secrets des plus grands (milliardaires, gourous, athlètes). Des conseils concrets : comment manger, investir, se comporter… Et un auteur à la fois ultra sensible et complètement geek.

Donc, des courts chapitres, reprenant les conseils donnés par les personnes interviewées dans le Tim Ferris Show, le podcast de Tim Ferris, l’auteur de la Semaine de 4 heures.

Il y a à boire et à manger, mais clairement des choses inspirantes… Je voulais en noter certaine, mais je ne l'ai pas fait... Trop de livres, pas assez de temps.

24 avril 2022 : Tess d'Urberville de Thomas Hardy (1891)

Un livre magnifique. On suit les mésaventures de Tess, fille aînée d’une famille de paysans.

Chose étonnante et suffisamment rare pour le mentionner :le livre passe le test de Bechdel. Ça parle d'une femme. Mais, pas en tant que femme. En tant que personnage. Qui vit, qui a ses qualité, ses défauts, sa profondeur. Ça parait assez évident dit comme ça, et pourtant, c'est rare.

On voit donc une femme. On  aussi le travail : à la laiterie, le labeur, le champ, des récoltes… C'est magnifique le tableau de ces gens, ensemble, en train de s'activer à faire tourner la grande machine, celle qui fournit de la nourriture à tous, à une époque où ça occupait une grande partie de la population. Idem, idée simple et évidente, et pourtant si rare ! On a les histoires des aristos et des bourgeois, mais on considère rarement que les travailleurs des champs puissent aussi être des personnages.

On voit le territoire, le décor, les déplacements, les filles de la fermes qui partent pour aller au village le dimanche, guillerettes, qui se mangent 2 heures de marche (aller). Et les déplacements pour trouver une place, marcher toute une journée. Une vie physique, un rapport aux chemins, à la météo, aux chaussures.

(Spoiler :) on voit enfin la place du viol, non dit, ou plutôt non nommé. Comment toutes les conséquences, ainsi que la responsabilité, retombe sur elle, Tess, alors qu'elle est victime. L'homme n'est montré que comme le jouet de son propre désir, il ne peut se maîtriser, c'est à elle de gérer ça. C'est fou...

Quelques morceaux choisis :

p. 114 : "L’attelage descendait un côté du champ, tandis que les bras de la moissonneuse tournaient lentement, puis il disparurent peu à peu au bas de la colline. Une minute après, il remontait du même pas égal de l’autre côté ; l’étoile de cuivre étincelant sur le front du premier cheval frappait d’abord la vue, puis les bras rutilants, puis enfin toute la machine. L’étroit sentier de chaume entourant le champ s'élargissait à chaque circuit et le blé encore debout couvrait un espace de plus en plus restreint à mesure que la matinée s’avançait. Les lapins, les lièvres, les serpents, les rats, les souris se retiraient à l’intérieur, comme dans une forteresse, ignorant la nature éphémère de leur refuge et le sort qui les attendait à la fin de la journée ; alors, leur abri se resserrant toujours d’une façon effroyable, ils s’entasseraient pêle-mêle, amis et ennemis, et les derniers mètres d’épis une fois tombés sous la dent infaillible de la moissonneuse, ils seraient massacrés à coups de bâton et de pierre par les ouvriers."
p. 154 : "Il se mit à aimer d’une façon inattendue la vie au grand air pour elle-même, en dehors de l’utilité pratique qu’elle avait pour sa future carrière. Il devint exempt de la mélancolie chronique qui s’empare des races civilisées avec le déclin de la foi en une puissance bienfaisante. Pour la première fois depuis des années, il pouvait lire au gré de ses rêveries, sans la préoccupation d’une carrière à préparer, puisque les quelques manuels nécessaires à connaître lui prenaient fort peu de son temps. Il se détacha des anciens souvenirs et découvrit quelque chose de nouveau dans la vie et dans l’humanité. Il fit de près connaissance avec les phénomènes dont il avait jusque-là une idée fort imprécise : les saisons et leurs modes, le matin et le soir, la nuit et le plein midi, les vents et leurs humeurs diverses, les arbres, les eaux et les vapeurs, les ombres et les silences et les voix de choses inanimées."
p. 248 : “Ils allaient ainsi à travers les ténèbres, empaquetés dans la toile à voile, le cheval marchant à sa guise et la pluie leur fouettant le visage. Elle avait consenti. Elle aurait pu aussi bien commencer par là ; cet appétit de joie qui règne dans toute la création, cette force terrible qui entraîne l’humanité vers le but assigné comme le courant entraine l’herbe impuissante, ne pouvait être réprimée par de vagues élucubrations sur les convenances sociales.”

27 mai 2022 : Nietzsche et la vie de Barbara Stiegler (2021)

Un bon livre, agréable à lire, très clair, un peu une forme de manuel, qui vient chercher le lecteur où il est.

C’est évidement dense comme de la philosophie. Quelques idées glanées au fil des pages : montrer comment Nietzsche opère une rupture dans l’histoire de la philosophie et notamment de la métaphysique, en introduisant un dialogue avec la biologie ; contre l’idée d’un sujet auto-déterminé, d’une connaissance a priori ; décrire de façon précise les mouvements de pensée de Nietzsche et aussi ses contradictions, notamment sur les questions d’application politique ; la question de l’innovation, où comment la déviation est forcément d’abord plus faible : les premiers êtres à avoir des pattes étaient forcément moins adaptés au démarrage. La nécessité de protéger les choses à part, les déviances, potentiellement faibles, mais prometteuses...

18 juin 2022 : Dalva de Jim Harrison (1988)

Relecture de Dalva, 9 après. Ma femme me l’avait offert à notre rencontre. C’est merveilleux, de nouveau.

Remarques, en vrac :

  • C’est fort à quel point on voit une héroïne. C’est rare, c’est très rare d’avoir un personnage féminin qui soit un vrai personnage. avec ses forces, ses doutes.
  • C’est un magnifique roman de nature, de terre.
  • Aussi un roman sur l’Amérique dans ce qu’elle est consommation, d'un rapport particulier à l'espace. L’héroïne est critique mais elle fait des raids de voiture de 3 jours, prend l’avion pour un rien. Une autre époque aussi, mais pas que...
  • Ça parle aussi magnifiquement de l’alcoolisme, parce que même si ça a beaucoup de défauts, ça fait du bien l’alcool.
  • Ça parle de retour au source.
  • Ça parle de deuils.

C’est un roman qui comporte pour moi beaucoup de choses à ne pas oublier sur la vie : l’importance de la nature, des liens entre les gens, quelque chose des indiens, de ce qui est perdu mais n’est pas si loin (les personnages, adultes dans les années 80 ont des grand parents qui ont connu les indiens encore là, existant socialement - certes sur la fin).

On sent le plaisir de l’écriture, le plaisir de la chair. C’est très américain en ce que ça n’est pas psychologique (comme chez Irving, ou Hemingway). Les personnages ont des soucis, mais ils les règlent en regardant le ciel, seuls, au milieu du désert Les idées souvent s’enchainent dans un flot non logique, c’est génial de suivre ce flux vivant.

Bref, c’est un des livres importants dans ma vie.

Quelques morceaux choisis :

p. 121 : “La conclusion de l’analyste était que mon arrivée sur terre était liée à une suite d’évènements hasardeux, improbables. Je lui ai dit que je ne croyais pas posséder de talent particulier, sinon celui de la curiosité ; il a vu là une déclaration de première importance. Il est horrible de prendre la vie pour une chose, m’a-t-il dit, et de s’apercevoir qu’elle en est une autre. La curiosité permet d’envisager plusieurs alternatives. Son tempérament portait la trace de la mélancolie la plus légère que j’aie jamais vue, une humeur qui m’a rendue définitivement méfiante envers tout projet d’auto-amélioration et ces tripatouillages mentaux dont notre époque est friande.”
p. 149 : “J’ai dressé la liste des choses, des gens et des lieux qui allaient me manquer, mais rien ni personne ne m’a remuée autant que le souvenir des arbres et surtout celui du Pacifique que j’avais écouté pendant tant de jours et de nuits que je pensais souvent à l’existence d’un langage qui nous aurait été commun : peut-être un langage non verbal, frisant la folie, le murmure du sang dans les veines, le chuintement de l’eau qui reflue, mais un langage malgré tout.”

9 juillet 2022 : Fooled by Randomness de Nassim N Taleb (2001)

Je suis un grand fan de Nassim Taleb et je n’avais pas encore lu ce livre, son premier (il me semble). C’est très intéressant, car j’y ai retrouvé à la fois beaucoup de choses qu’il a continué à développer par la suite, mais aussi vu certains changements dans ses positions. Par exemple, il s’inspire beaucoup de Kahneman, qu’il rejettera ensuite, ainsi que toute la behavioral economics.

Son propos global est le suivant : dans toute situation, nous sommes centrés sur ce qui apparait comme étant le résultat, sans s’intéresser aux mécanismes sous-jacents qui produisent la situation et donc sans voir le rôle du hasard.

La meilleure illustration est celle de la roulette russe. Disons que vous acceptez de jouer à la roulette russe avec comme gain : 1 million de dollars si vous survivez. Dans 5 coup sur 6, vous terminez avec 1 million de dollar. Si ça vous arrive, c’est chouette, mais cela veut-il dire que le jeu était bon ? En gros, on peut avoir des bons résultats, cela ne veut pas dire que le raisonnement derrière est bon.

Il montre ainsi que nous sommes tous trompés par ce qui apparait. On pourrait parler d’actuel (le gain à la roulette russe), par rapport au potentiel (les autres résultats possibles du jeu, les outcomes), au sein du réel (l'expérience global, la roulette russe), pour reprendre ce que je crois avoir lu ou entendu chez Deleuze. La question à se poser est donc : quel est le barillet de cette situation ?

Globalement, et c'est assez intéressant pour un probabiliste, il s'agit pour lui de s'intéresser davantage aux possibilités, aux outcomes, qu'à leur probabilité, à la chance qu'elle se produisent (à partir du moment où elles peuvent se produire). Ainsi de la question (il était trader): le marché va-t-il monter ou descendre ? Parfois, on s’en fout des proba, ce qui compte, c’est les impacts : on peut croire que ça va monter et quand même miser sur le fait que ça descend…

Le style est génial et assez libérateur. C’est un personal essay. Il dit qu’il a voulu utiliser les citations qu’il connaissait par cœur, et qu’il a cherché à suivre son propre intérêt. Ça donne une forme étonnante, avec des personnages, des anecdotes, des histoires et une vulgarisation talentueuse.

27 juillet 2022 : L'Âge de diamant de Neal Stephenson (1995)

Je ne sais pas trop quoi en penser. C’est clairement un sacré livre, mais pas sûr d’avoir aimé : on est loin des personnages, la structure est (trop) étonnante... Ça ressemble à Babylon babies, de Dantec, mais en moins cool.

L'univers décrit est quand même assez génial, avec la fin des États, les nanotechnologies. C’est assez exigeant en termes de narration, car on n’a pas les éléments clairement expliqués, il faut s’accrocher. La fin est assez folle.

29 juillet 2022 : Sous le feu de Michel Goya (2019)

Je me suis mis, comme beaucoup, à suivre Michel Goya avec la guerre en Ukraine. Analyste précis, documenté, il parle de la guerre d’une façon fascinante. Ses bulletins sont plein de noms de lieux, d’armes, de chiffres… C’est étrange de le dire, mais je trouve qu’il y a toujours une grande beauté dans les langages techniques, dans la sensation de maîtrise, même lorsqu’on parle de guerre.

Dans ce livre, il examine en tant qu’historien la question du comportement du soldat “au feu”, c’est à dire de l’homme qui se retrouve dans la situation concrète de la guerre, quand ça tire et que la mort est là, partout. Son approche est celle d’un naturaliste. Loin de toute évocation romantique ou martiale des vertus combattantes, il cherche, à travers diverses sources historiques et des expériences vécues ou relatées, à décrire au plus près ce qui se passe quand on risque sa vie à la guerre.

L’information principale que je retiens et qu’il avait déjà évoqué dans certains podcast que j’ai écouté de lui est la suivante : en réalité, dans toute situation de guerre, seule une faible proportion des hommes combattent réellement. Soldats qui ne tirent pas un coup de feu, bombardiers qui bombardent à côté, chasseurs qui évitent la confrontation… c’est comme si, pour 80 % des personnes, même lorsque c’est sa vie qui est en jeu, on préfère ne pas faire de mal. Il appelle cette part des soldats les "figurants", là où les autres sont les "acteurs". Évidement, en tant qu’ancien militaire, il se pose la question de comment avoir plus d’acteurs, comment les former, comment faire mieux la guerre. Mais je trouve que ça vaut aussi le coup de creuser ce point enthousiasmant : l’humain préfère faire semblant de se battre que de faire du mal à l’autre !

Le livre se lit bien, mais, je trouve, a un style assez “dissertation” : il s’agit d’une forme de mise en scène de longues citations. Pas le plus agréable à lire.

1er août 2022 : Long John Silver de Björn Larsson (1996)

Ce livre est l’histoire de Long John Silver, un personnage de l’Île au trésor. Je n’ai pas lu l’Île au trésor, donc je crois que j’ai un peu fait les choses à l’envers…

C’est un roman de pirate, sympa. On se retrouve dans le monde de ces hommes du XVIIème siècle, occupés à troubler le commerce triangulaire. Plusieurs choses frappent : la dureté de la vie de ces marins, qu’ils soient pirates ou engagés dans la marine marchande ou militaire. On mange peu, mal, on vit dans le sel et les privations, on affronte des tempêtes et la seule échappatoire, c’est le rhum. Je suis toujours troublé par l’idée de ce que devaient être leurs gueules de bois. Difficile, aujourd’hui, d’imaginer une telle pression sur le corps.

Une autre chose, très intéressante, c’est la description de la piraterie comme un monde certes violent mais qui se veut un contre modèle à la Marine. Dans celle-ci, le capitaine est un despote de droit divin qui considère ses marins comme des brutes à faire plier : discipline de fer, carénage, coups de fouets et globalement, aucune considération pour leur bien être. C’est tout aussi dur chez les pirates, mais avec des votes pour qui sera capitaine et une vie globalement plus libre, au moins dans l’esprit. Ca rejoint un point que j’avais découvert sur le moyen âge : il existait, à l’époque, de nombreuses possibilités de vivre à côté du système, par exemple au sein de bandes qui n’obéissaient pas aux seigneurs mais prospéraient dans les bois.

Finalement, le livre raconte aussi la traite négrière. C’est toujours surprenant de réaliser de nouveau l’infinie violence de ce système. Des hommes et des femmes enfermés les uns sur les autres pendant 2 mois, arrachés à leur terre pour une vie d’esclave dans un monde nouveau, au service du profit de quelques-uns. Le livre raconte les viols des femmes, les traitements catastrophiques (voire contre productifs d’un point de vue économique) des esclaves, le risques permanent de mutinerie ou de révolte…. Bref, une belle incarnation de l’horreur.

11 août 2022 : Le Renard et le Hérisson de Stephen Jay Gould

J’avais découvert l’existence de Stephen Jay Gould à la fin du livre de Barbara Stiegler, qui en disait le plus grand bien. C’est ensuite Nassim Taleb dans Fooled by Randomness puis Anna Tsing dans une conférence, qui l’évoquent, comme un esprit particulièrement intéressant. Biologiste de renom et vulgarisateur hors pair, il a beaucoup travaillé notamment à la réconciliation de la science et des humanités.

Dans ce livre, son dernier, c’est justement la question : comment faire co-exister la science (et il parle en tant que scientifique) et les savoirs classiques.

Autant le dire tout de suite, j’ai été très déçu. Le fond est riche, j’ai appris beaucoup de chose, mais le style... Je me demande si c’est ce qui fait son succès en tant que vulgarisateur ou s'il s’agit de la traduction, mais la prose est lourde, pleine de digressions, de répétitions et de commentaires sur ce qu’il est en train d’écrire... Le fil du propos est difficile à suivre. J’ai été d’autant plus déçu que j’attendais beaucoup de ce livre.

Peut-être que le problème initial ne me touchait pas ?

Gould parle en tant que scientifique qui ne comprend pas la volonté de domination de ses confrères sur l’ensemble du savoir. Car, en plus d’être un chercheur, c’est aussi un érudit qui collectionne les manuscrit originaux de textes du XVIIème siècle en latin, qu’il lit dans le texte. Son propos est le suivant : il y a complémentarité entre la science et les humanités et les scientifiques gagneraient à s’intéresser au travail des littéraires.

Il commence le livre par revenir sur la Révolution scientifique, au XVIIème siècle, qui voit un certain nombre d’hommes s’opposer aux humanistes. Ces derniers avaient comme projet de revenir aux anciens, et considéraient la connaissance comme une accumulation de ce qui avait été fait de parfait à l’époque. Par opposition, les premiers “scientifiques” considéraient que la connaissance devait venir de l’observation directe et qu’on pouvait se passer du respect dû aux auteurs grecs ou latins.

Ce qui est intéressant, c’est effectivement qu’on trouve toujours cette tension, entre ceux qui pensent qu’il s’agit de faire ses humanités, de creuser dans des savoirs anciens qui, parce qu’ils ont traversé les temps sont d’autant plus juste et en face la notion de progrès de la connaissance qui fait qu’un papier scientifique publié il y a 10 ans peut être aujourd’hui dépassé. On voit cette opposition chez Taleb, qui plaide pour un usage des humanités ou dans le livre “On grand strategy”, de John Lewis Gaddis, où l’auteur prétend que pour connaitre l’homme, mieux vaut lire les grands auteurs passés (Tolstoi) que la recherche scientifique récente. On peut aussi noter aujourd'hui l’émergence des neuro-sciences vulgarisées comme proposition d’analyse et de compréhension des phénomènes humains, qui s’oppose, encore, à la lecture des classiques (qui pourtant ont fait leur preuve en passant les siècles). Pour comprendre votre voisin et le monde actuel, vous êtes plutôt Tolstoi ou Kahneman ?

Par ailleurs, Gould insiste sur le fait que la science, au démarrage, ne s’opposait pas à la religion. Globalement, on sent qu’il tente de s’interposer dans la bagarre, en montrant à tout le monde à quel point celle-ci n’a pas de sens. Il propose au contraire un projet de connaissance qui utiliserait les forces de chacun.

Pour les scientifiques, notamment, à qui il s’adresse en priorité, les humanités pourraient avoir 3 utilités :

1/ se rappeler à quel point l’action de la connaissance est une lutte entre les faits et nos filtre mentaux, nos faiblesses intellectuelles et les influences sociales qui nous empêchent de voir le monde réellement (suivant en cela l'intuition initiale de Bacon) ;

2/ insister sur l’art de bien écrire, là où les scientifiques croient à la sécheresse du style comme mise en valeur de la vérité, alors que cela contribue à isoler la science de la société ;

3/ utiliser d’autres outils mis de côté de façon contingente par la Révolution scientifique, qui s’est centrée sur les techniques quantitatives et expérimentales adaptées aux systèmes simples en physique notamment. L’histoire de la vie sur Terre, par exemple, est plus facilement analysée via une approche... historique.

(Ce troisième point me fait penser au livre de Bapiste Morizot, Les Diplomates, où il montre comment l’observation concrète des loups ne peut être rendue par une approche “scientifique”, où l’animal est vu comme une forme de machine prévisible (stimulation, réaction) mais se prête beaucoup mieux à une description narrative, qui montre la meute comme un système féodal.)

Pour finir, une citation de Darwin qu'il rappelle à deux reprises et qui est un de ses piliers : “Comme il est étrange que certains puissent ne pas voir que toute observation doit être faite à l’appui ou à l’encontre d’une idée existante pour être de quelque utilité”.

12 août 2022 : L'Ancêtre de Juan José Saer (1990)

Métaphysique cauchemardesque

L’Ancêtre relate le récit (fictif mais basé sur des faits réels) d’un marin qui, au début du XVIème siècle, a passé 10 ans avec les Indiens, en Amérique du Sud. C’est un livre très fort, au style dense et pénétrant. Aucun chapitre, de long paragraphes, on suit la vie de cet homme comme on descendrait un fleuve.

Ce qui m’a marqué, fortement, c’est l’exposition d’une autre métaphysique, celle de ce peuple qui l’a capturé et qui a tué ses compagnons pour les manger. A travers la voix du narrateur, à la fin de sa vie et surtout à travers ce style assez particulier, on pénètre un peu dans ce que peut être un autre rapport au monde. Je trouve toujours cela particulièrement émouvant, sachant à quel point nous avons détruit, écrasé ces univers et qu’ils sont, pour la plupart, pour toujours perdus.

En l’occurrence, ces Indiens vivent dans un univers spirituel et mental qui semble cauchemardesque. C’est difficile de résumer le rapport au monde qui émerge du récit, mais on perçois un univers qui est en permanence au bord de basculer dans le néant. Un rapport à l’anthropophagie assez souterrain, qui intervient au sein de cycles où le monde se refait. Cela ressemble, dans nos mots d’aujourd’hui, à une forme de psychose. Mais collective et... transcendante. Une phrase, en particulier, m’a marquée : “Il est sans doute mille fois préférable que ce soit nous qui vacillions plutôt que le monde.”

14 août 2022 : Libres d’obéir de Johann Chapoutot (2020)

Ce petit essai de Johann Chapoutot, historien du nazisme est assez délicieux. L’écriture est remarquable, fluide, dense, et la culture et la connaissance de l’auteur font qu’on apprécie grandement la promenade, même si il s’agit de fréquenter des nazis.

En l’occurrence, il ne s’agit pas de s’intéresser à la dimension totalitaire ou génocidaire du IIIème Reich mais de considérer ses problématiques... administratives. Chapoutot décrit en effet comment des intellectuels, docteurs en droit public, grands savants et nazis plus que convaincus (comme quoi, ce n’est pas le QI qui garantit contre l’horreur des hommes) se sont posé une question pressante : comment faire pour administrer un territoire plus grand (avec les territoires conquis ou à conquérir, le grand Reich) avec moins de monde (au vu des besoins de l’armée).

La réponse à cette problématique : le management par les objectifs. Il s’agit de donner aux subordonnés des consignes, non sur la marche à suivre, mais sur l’objectif à atteindre. Ensuite, à chacun d’y parvenir selon le contexte. Cette idée, étonnamment convenue aujourd’hui, s’inscrit dans une grande compatibilité avec le nazisme, malgré l’image extrêmement structurée et descendante qu’on peut avoir d’un régime totalitaire. En effet, ceux-ci considéraient l’État comme un objet dépassé, et l’administration comme une pratique à rebours de l’énergie et de la liberté nécessaire au peuple germanique.

Chapoutot décrit donc comment ces intellectuels, qui étaient aussi membres des services de renseignement de la SS (le SD : Sicherheitdienst) ont produit de nombreux articles sur la question du “management public” avec comme mot d’ordre, donc, faire mieux avec moins. Ce qui surprend, c’est comment Reinhard Höhn, qui a fini la guerre comme général SS a pu après guerre fonder une école de formation des cadres du privé et du public qui a fait référence.

Le livre est donc extrêmement éclairant sur les questions que se posaient les nazis et la continuité qui existait entre le IIIème Reich et la RFA. En revanche, il adopte selon moi une posture étrange quand il s’agit de critiquer les pratiques managériales en question.

Est-ce que parce que les nazi l’ont mis en en place que le management par objectif est critiquable en soi ? Clairement non. Le point de Chapoutot est de dire que cela fait reposer encore plus de pression sur des sous-chefs qui sont alors responsables des échecs des organisations et que ces individus n’ont pas le choix des finalités de leurs actions. C’est vrai, mais, il me semble, c’est propre à toute organisation humaine avec un nombre conséquent de personnes... En tout cas aujourd'hui (cf. plus loin Graeber et Wengrow)

Est-ce que les pratiques managériales portées par Reinhard Höhn, ex-nazi et gourou du management des années 50 étaient problématiques ? L’auteur n’en parle pas. Il évoque la continuité de Höhn, entre son activité sous le Reich et après, avec un passage de la guerre réelle à la guerre économique. Mais est-ce que son système était bon, efficace, suivi... il n’y a pas d’info.

Bref, ce n’est pas un livre sur le management mais un livre qui dit beaucoup de choses sur la technocratie, les intellectuels de pouvoir.

21 août 2022 : Les transformations silencieuses de François Jullien

Très intéressant, un changement de regard. J'en ai fait une petite synthèse !

25 août 2022 : Normal people de Sally Rooney (2018)

Un livre magnifique ! J’ai été bouleversé par l’histoire de Marianne et Connell, deux adolescents qui se lient, font l’amour, mais ne font pas couples. Ils sont indispensables l’un à l’autre mais leur environnement, leurs histoires personnelles ou les péripéties font qu’ils s’éloignent l'un de l'autre. Le livre est extrêmement sensuel, touchant. Les dialogues, insérés naturellement dans des paragraphes, les descriptions, parfois très banales, font qu’on se sent enveloppé par l’histoire et par les deux personnages.

Bref, trop beau.

Deux passages :

p. 167 : “Elle se couvre les yeux d’une main. Elle sourit, du sourire las de qui se déteste.”
p. 181 : “Tout le monde remercie Marianne pour la soirée. On laisse les verres sur l’égouttoir ou dans l’évier. Puis la porte d’entrée se referme. Connell et elle se retrouvent seuls. Elle sent les muscles de ses épaules se relâcher, comme si leur solitude était un narcotique.”

5 septembre 2022 : Qu'est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d'interprétation de Ian Kershaw (1992)

Je dois reconnaitre que j’ai bien kiffé ce livre. Il s’agit d’un tableau, fait en 1992, par un des plus grands spécialistes du nazisme, des sujets qui agitent la recherche autour de cette période particulière de l’histoire. Kershaw y expose les grandes questions qui se posent, ou ont été posées, autour du nazisme, notamment pour permettre aux étudiants de pouvoir se situer dans le foisonnement de la recherche sur le sujet.

Première remarque : c’est quand même passionnant de réaliser que l’histoire est une matière vivante, qu’elle vit des questions qu’on lui pose, d’un point de vue universitaire bien sûr, mais aussi en lien avec la société et le présent.

Pour chaque sujet, Kershaw présente les différentes positions de façon claire et pédagogique et fournit ensuite sa position, souvent nuancée et toujours précise.

Ce n’est donc pas une histoire du nazisme, mais un tableau des problèmes que pose cette séquence historique. Par exemple : quel a été le rôle d’Hitler dans le nazisme ? Le nazisme était-il un hitlérisme ? Ou encore : peut-on expliquer le nazisme par la personnalité et l’action d’Hitler ? Cela pose en creux la question de la pratique théorique de l’histoire : est-ce que l’Histoire s’explique par les intentions des grands hommes ? ou plutôt par l’action des structures ? Enfin, il faut comprendre le travail historiographique des historiens en lien avec leur provenance : conservateurs ouest-allemand ? marxiste est-allemand ? Toute cette problématisation est passionnante !

Deux exemples de questions qui sont posées :

  • Peut-on étudier le nazisme comme n’importe quelle autre période de l’histoire ? En creux, le problème c'est de manquer une compréhension fine de ce qu’il a produit sur la société (ou de comment la société l’a permis), si on se tient à une distance morale faisant de cette période un pur objet de rejet. Il semble pour Kershaw que l’apport d’un regard “normal” d’historien sur la question, impliquant une forme d’empathie sans se départir de sa distance peut, à travers les études autour de l’Alltagsgeschichte, l’histoire du quotidien, fournir des apports riches, sans risque profond de banalisation.
  • Quel a été le rôle d’Hitler dans le nazisme ? Pour être plus précis, quel rôle a-t-il joué sur 3 plans distinct : la politique intérieure, le génocide des juifs et la politique extérieure ? Les réponses sont évidement nuancées et précises, mais on peut dire qu’Hitler a surtout pesé très fortement sur la politique extérieure de l’Allemagne (tentative d’alliance avec le RU, haine de la Russie, qui n'étaient pas des choix évidents, capacité de bluff incroyable avant la guerre, cf. Munich). Son rôle dans la Shoa a été celui d’une inspiration, par la constance et la virulence de ses propos, et d’une autorisation (même si on n’a pas trouvé d’ordre écrit formel). Il semble qu’il a validé des initiatives prises dans un climat de concurrence entre chefs et organisations, et dans le contexte d’une escalade graduelle du “problème juif”. Il n’y avait donc pas de programme écrit dans la roche avant l’accession au pouvoir, l’extermination des juifs s’est produit dans le cadre du dynamique de radicalisation, en lien très fort avec l’invasion de l’URSS. Il semble en revanche qu’il n’ait eu qu’un rôle limité dans la politique intérieure allemande.

Lire un livre, c’est aussi rencontrer une voix, une personnalité, et je dois dire que j’ai été charmé par celle de Ian Kershaw. Une connaissance extensive de tous les sujets, une capacité patiente à exposer de façon synthétique les différentes positions, pour aboutir à des synthèses nuancées mais aussi à des jugement sévères. Une grande intelligence et une grande connaissance, ça serait dommage de se priver de la chance de pouvoir fréquenter ce genre de personne !

12 septembre 2022 : Calme et attentif comme une grenouille de Eline Snel (2010)

Franchement, pas de grands apprentissages… C’est assez bancal. Bon, après, je me suis bien fait recaler par mon fils quand je lui ai proposé de tester… à suivre 🙂

17 septembre 2022 : Hommes de Emmanuelle Richard

Une exposition très originale de la sensibilité, un point de vue hyper précis, détaillé  sur les choses et notamment la sexualité. C'est assez fascinant.

Une prise de parole depuis la peur de vivre dans un corps de femme. Un sentiment constant de danger, une vie à risque, subie.

C'est aussi un réquisitoire contre les hommes (tous les hommes). Deux questions me viennent : quelle est part de responsabilité du personnage sur son destin - certes, les hommes sont coupables, mais ça n'explique pas tout. Et, même si l'accusation est juste, une fois qu'on a dit ça, qu’est-ce qu’on souhaite créer collectivement ?

25 septembre 2022 : HHhH de Laurent Binet (2010)

Encore une peu de nazisme. Un récit troublant, notamment le méta récit, qui heurte un peu, mais qui pointe ce qu’est le travail d’historien. Je me rappelle de Boucheron qui disait : la seule façon pour un historien d’éviter de tomber dans le récit, qui entraine, qui raconte, qui donc, quelque part, ment c’est de raconter le travail en train de se faire, de faire du méta. Et c'est ce que fait Binet. C'est hyper intéressant, mais un peu relou.

25 septembre 20222 : Hitler de Chapoutot et Ingrao (2021)

Bon, clairement, j’ai fait une phase nazisme. Un petit livre. Pas de grand apprentissage, assez peu de choses sur Hitler, justement, car l’approche est volontairement de dire : ce n’est pas sa personnalité le sujet. On voit quand même quelqu'un qui ne dialogue pas, qui pérore, qui se prend pour un génie. Une question : pourquoi ce livre ? Leur réponse : il faut encore détruire le mythe. Une anecdote, ou plutôt un apprentissage, fun fact (assez hard) : en juin 1944, alors que les alliés débarquent en Normandie, seule la moitié des allemands qui périront à la fin de la guerre sont morts. Autrement dit, autant d'allemands sont morts entre juin 1944 et la fin de la guerre (en mai 45 ?) qu'entre 1939 et mi-44. Quel engagement ce peuple a pris, dont il savait qu'il ne pouvait se défaire ? Pourquoi était-il impossible de se rendre, de perdre ?

9 octobre 2022 : Getting to yes de Fisher, Ury et Patton

Super sympa comme livre. Court, clair, il réussit cette prouesse propre aux essais américains d’apporter, dans une forme agréable, des outils pratiques assez géniaux.

J’ai notamment été marqué par le décalage entre l’idée qu’on peut se faire de comment bien négocier (être dur, impitoyable, retors) et la perspective qu’ils offrent, beaucoup plus généreuse et rationnelle. C’est un pas de côté hyper intéressant et personnellement, un encouragement sur des façons d’être qui me correspondent plus (je suis pas bon en bluff !).

J'aimerais en faire une synthèse un de ces quatre, sous l'angle de l'apport méthodologique pour une facilitatrice ou un facilitateur...

[update, septembre 2023, la synthèse est en ligne ici !]

27 octobre 2022 : Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir (1958)

Je ne sais pas si j’ai aimé. C’est dense, long, comme de la prose du XXème siècle. C’est assez frappant à quel point la littérature d’il y a plus de 50 ans (?) est plus épaisse. On sent qu'il y avait plus de temps... Bref, le livre raconte les premières années de Simone de Beauvoir. C’est un récit très riche qui expose ce que c’était de grandir au sein de la société bourgeoise de l’entre deux guerres. On connecte notamment assez fortement avec le caractère de Beauvoir : une grosse bosseuse (rare comme personnage), brillantissime, qui commence à remettre en question la plce qui lui est assignée. On est, comme à chaque fois, marqué par le rôle laissé aux femmes, notamment à la fin de l’adolescence, où elles vivent dans l’attente de leur mariage. On sent un grand esprit. Mais, c’est pas non plus hyper touchant ou passionnant.

Le moment qui m'a le plus plu, c’est quand elle évoque sa connexion avec la nature, ses journées, en vacances, où elle part toute seule dans les bois avec un livre.

30 octobre 2022 : Le mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux (1907)

Super sympa ! Ma prof de CE2 était fan de polar, nous forçait à en lire. Celui-ci en particulier était fortement recommandé. Je crois que je n’en ai lu aucun à l’époque.

J’ai adoré la forme, simple, avec un narrateur fan du héro, le jeune Rouletabille, 18 ans, surdoué, fumant la pipe. C’est plein d’effets de manche, ça se lit hyper bien, c’est très divertissant.

Trop cool.

4 novembre 2022 : Le coût de la vie de Deborah Levy

Petit livre autobiographique, référence féministe, Le Coût de la vie est une série de fragments, de réflexion sur la vie de l’autrice, dans une période particulière, suite à son divorce. J’avais entendu une citation d’elle dans un podcast, un épisode d’ “Un Podcast à soi”, qui m’avait beaucoup plu. C’est agréable à lire, même si j’avoue ne pas avoir vraiment accroché sur les deux-tiers du livre, qui, pour moi, manquaient de quelque chose. Peut-être que la forme en fait un ovni ? On ne sait si ce sont des réflexions (dans ce cas, je suis passé à côté du sens profond), un journal intime, ou autre chose…

Le dernier morceau, cependant, où l’autrice parle de sa mère, est poignant. Sa maladie, leur relation, le rituel qui s’instaure autour des visites à l’hôpital… c’est très beau.

11 novembre 2022 : Nouvelles complètes d'Hemingway (1961 - enfin, c'est la date de sa mort, je ne sais comment dater ce livre sinon)

Cela fait 3 ou 4 ans que je lis quelques nouvelles d’Hemingway entre des livres. Quand je ne sais pas quoi lire, quand j’enchaine les livres de non-fiction et que je cherche de bonnes histoires.

Difficile de parler du volume entier. Il est composé de l’ensemble des nouvelles de l’auteur, ainsi que de repère biographique et de sa correspondance (que j’ai sautée !). Les nouvelles sont évidement diverses.

Ce que j’ai particulièrement aimé, c’est la “matérialité” de ces courtes histoires. On arrive souvent au milieu de quelque chose. Peu ou pas d’explication. Jamais de psychologie. On sent les engrenages des émotions, des choix, qui broient parfois les personnages. Beaucoup d’alcool, bu avec plaisir et compétence. Pas mal de rivières aussi, de la pêche, dans des forêts. Des pic-nics à vous boucher les artères, oeufs dans du lards, cuisiné les pieds mouillés, au milieu de rien. Des jeunes hommes taciturnes. Des garçons en fuite. De la corrida, qui finit mal.

Bref, c’est évidement génial et vivant. Ca donne envie de se mettre à la pêche à la truite.

19 novembre 2022 : Toucher la terre ferme de Julia Kerninon (2022)

Je l’ai relu, c’est vraiment bien !

22 novembre 2022 : Avec les alcooliques anonymes de Joseph Kessel (1960)

Super livre. Pas tant pour la qualité du récit, ou l’exploit littéraire - c’est plutôt un grand reportage - mais pour ce qu’il raconte. Kessel se rend aux Etats-Unis, dans les années 50, pour enquêter sur les AA : les alcooliques anonymes. Cette association croît alors fortement à travers le monde et en particulier aux Etats-Unis. Il va, à travers des rencontres, dresser le portrait de la méthode des AA, qui est fascinante. C’est en lisant un texte de Bateson que j’ai re-découvert l’existence de cette association et en quoi sa méthode était à la fois simple et révolutionnaire.

En voici ma synthèse :

  • seul un alcoolique peut aider un autre alcoolique ;
  • ce qui permet à un alcoolique de tenir sans alcool, c’est d’aider quelqu’un d’autre à rester sobre ;
  • on naît alcoolique, c’est une nature (et non un état dont on pourrait sortir) et donc, il s’agit d’admettre sa défaite absolue à gérer l’alcool et d'exposer honnêtement son récit, les torts qu’on a causés ;
  • quand on s’arrête, ne pas faire de plan, ne rien prévoir, mais tenir uniquement 24 heures, puis, si on a tenu, viser de nouveau 24 heures ;
  • enfin : prier Dieu, peu importe ce qu’on met derrière Dieu (ou derrière “prier”). Il s'agit de reconnaitre l’existence d’une puissance supérieure et d'accepter de mettre sa volonté et sa vie entre ses mains.

Cela peut paraitre simple, et pourtant les 2 premiers points notamment, contiennent toute une logique extrêmement efficace, qui, de fait (et c’est très bien raconté dans le livre), produit des miracles. Un alcoolique sera beaucoup plus enclin à écouter un autre alcoolique, ceci, d’autant plus qu’il ne lui fait pas la morale, ne lui donne aucun conseil, ne cherche pas à le mettre dans le droit chemin, mais fait uniquement (et entièrement) acte de présence et de fraternité. C'est un rapport d'égalité, une appartenance commune de destin qui transcende les classes, les conditions.

En face, c’est le spectacle de son partenaire encore dans la difficulté, l’énergie mise à aider l’autre, qui aide l’alcoolique repenti à tenir.

Ce qui marque, finalement, en plus du récit, de la méthode (et de l’amour toujours touchant de Kessel pour les hommes baraqués - il ne peut s’en empêcher, il va toujours se trouver un super copain, costaud, sympa, avec qui il va partager plein de trucs - virilophilie ?), ce qui marque donc, c’est la définition de l’alcoolisme. Kessel qui n’était pas le dernier à s’en jeter un  ou deux derrière la cravate ne rentre pas dans la catégorie. Seuls y figurent celles et ceux qui ne parviennent plus à vivre ou à donner le change à cause de l’alcool (les cas super extrêmes donc). Les temps ont changé depuis !

11 décembre 2022 : Crossroads de Jonathan Franzen (2021)

Un des meilleurs livres de mon année ! Mais quelle intelligence ! Quelle profondeur !

Dans la plupart des romans que l’on lit, on trouve, au mieux, un super personnage, avec de la profondeur, de l’épaisseur, une histoire. C’est déjà génial quand ça arrive. Avec Franzen, dans ce livre là, on en a 5. Les 5 membres d’une famille de 6 (le petit dernier n’est que peu décrit). On rentre dans la tête de chaque membre de cette famille et on voit, on comprend son monde, ses interactions, sa subjectivité. On accède à son histoire, son passé, son caractère. On voit les relations évoluer. Bref, on se prend un shoot de personnages, de liens, qui est assez prodigieux.

A la limite, l’histoire importe peu. On est aux Etats-Unis, au début des années 70, dans la famille d’un pasteur. Le couple va mal, les enfants partent dans des directions assez opposées et tout autour, le monde change, alors que c’est la fin de la guerre du Vietnam et le début des hippies.

Ce qui est particulièrement intéressant, c’est la place de la religion. 3 personnages sur les 5 sont activement religieux, vivent avec la foi et cela prend une part importante dans leur vie. Pour un athée comme moi, c’est passionnant.

18 décembre 2022 : Oncle Vania de Tchekhov (1898)

J’avais jamais lu Tchekhov. C’était bien, on voit les rapports étranges entre les gens, mais je pense qu’il faudrait en lire plus (ou voir la pièce joué), pour se faire un avis plus avancé.

Ce qui est toujours marrant, c’est de voir ce monde d’aristo de province russe, qui vit dans une bulle, loin du peuple qui bosse.

23 décembre 2022 : L’écriture du monde de François Taillandier (2013)

J’ai pas adoré. Je l’ai choisi dans la bibliothèque de mon père car je suis toujours friand de fictions historiques et que je connaissais très mal la période, la fin de l’empire romain, vers 500 (en gros !). C’est intéressant de suivre ce qui se passe en Italie à cette époque : l’empire existe encore, mais à Constantinople. L’Eglise est traversée par des conflits, notamment autour de discordes théologiques très dures à saisir aujourd’hui. Et différents peuples (Ostrogoths, Lombards…) ont conquis, par vagues successives, des morceaux du pays, tout en entretenant un rapport complexe de domination militaire mais de soumission culturelle avec les Latins.

Donc, le contexte est hyper intéressant, mais je trouve qu’on pourrait en avoir plus. Finalement le récit m’a fait pensé à Mémoires d’Hadrien de Yourcenar, mais en beaucoup moins bien. C’est difficile et ambitieux de projeter un lecteur 1500 ans en arrière, dans l’esprit de quelqu’un.

30 décembre 2022 : L’Étrange défaite, de Marc Bloch (1946)

Un livre remarquable !

Je trouve que régulièrement, à lire de la non-fiction, on ressent quelque chose de fort de l'ordre de la rencontre. Une rencontre avec l'auteur, ou avec quelque chose d'une idée, d'une figure. Ce n'est évidement pas comme rencontrer quelqu'un en vrai, mais parcourir les lignes produites par un auteur, en particulier quelqu'un de brillant qui écrit bien, c'est accéder à quelque chose de la personne.

En termes de personne, Marc Bloch, c'est quelque chose. Très grand historien, co-fondateur de l'Ecole de Annales, il a fait la première guerre mondiale et a été résistant durant la seconde (il est mort des mains de la Gestapo). Dans ce texte, écrit suite à la débacle française de 1940, il présente son point de vue sur la situation et son analyse des causes de la défaite.

Je ne vais pas tenter de résumer son propos. Seulement dire que tout le monde en prend pour son grade, mais que l'accusation la plus forte est portée contre la bourgeoisie, qui, suite au Front Populaire, a, pour Bloch, abandonné la patrie et l'idée de victoire. (Ce qui, comme j'écoute en parallèle le podcast sur Léon Blum, Une vie héroïque, pose la question : peut-on réellement réussir à cohabiter tous ensemble ? Quand on voit une classe sociale anti-républicaine, antisémite, prête à tout pour conserver ses privilèges... on doute).

Ce qui m'a particulièrement touché dans le livre, c'est la possibilité offerte d'une posture morale incroyablement puissante. Bloch se raconte d'abord brièvement, il dit qui il est, sans fausse modestie et avec beaucoup de pudeur. De là où il parle : historien, ancien combattant, volontaire en 39 (alors qu'il n'était pas mobilisable), il dresse un constat implacable de la situation. On ne peut qu'être charmé par la beauté du style, la profondeur des phrases, la nuance mais aussi la puissance du réquisitoire contre une armée qui, selon lui, en plus d'avoir fait les mauvais choix, partait perdante. Il parle aussi en patriote (précisons qu'il est juif et non pratiquant), triste de la défaite, mais optimiste sur l'avenir. A le lire, lui qui écrit sur les braises encore chaudes de l'armistice de Pétain, tout est clair, de l'art militaire aux comportements des différents groupes politiques avant guerre.

C'est, pour moi, une très belle inspiration sur la possibilité de regarder le monde clairement tout en s'engageant avec courage. Ce qui fonde, encore une fois, un exemple moral puissant. Probablement que cela pourrait aussi être utile aujourd'hui !

Crédit photo : Photo de Henry Be sur Unsplash