Choses lues en 2023

Choses lues en 2023
Photo de Tom Hermans sur Unsplash

Voici la liste des 38 livres que j'ai lus cette année. Vous pouvez retrouver les précédentes listes ci-dessous :

15 janvier 2023 : La Fin - Allemagne 1944 - 1945 de Ian Kershaw (2011)

On commence par La Fin. Qu'est-ce que ça donne, la chute d'un des pires régimes que la Terre ait portés ? Une sacrée plongée dans l'enfer.

Ian Kershaw, grand historien du nazisme, dont j'avais déjà lu Qu'est-ce que le nazisme ? l'an dernier propose dans ce livre un descriptif détaillé des 10 derniers mois du régime nazi avec, en guise de boussole, une question : comment se fait-il que le régime ait tenu aussi longtemps, malgré tant de dommages humains et matériels ?

De juillet 1944, après le débarquement allié et surtout au moment de l’attentat manqué contre Hitler, jusqu’à la capitulation, en mai 1945, autant de soldats allemand vont mourir que durant toutes les années de guerre, de 1939 à mi 1944. Il s’agit d’une marche vers l’autodestruction inédite dans l’histoire. Pourquoi et comment les Allemands et notamment les généraux, l’entourage d’Hitler, ont accepté d’aller jusqu’au précipice, plutôt que de tenter de négocier en trouvant un armistice ?

Les réponses à cette question sont évidemment multiples et entremêlées. J'en retiens quatre :

  • la principale, selon l’auteur, tient dans la structure du pouvoir dans l’Allemagne nazi : la domination charismatique d’Hitler sur l’ensemble de l’élite et du peuple allemand (voir l'écho de cette notion dans le livre de Max Weber plus bas). Chacun des hauts membres du régime entretenait un rapport individuel à Hitler et n’avait aucune capacité de coopération avec d’autres, pour discuter de l’éventualité de déposer le dictateur ;
  • le rapport à l’autorité et à l’importance de protéger la patrie, hérités de la culture prussienne du XIXème siècle et partagé par tous les généraux, même ceux qui n’étaient pas les plus nazis ;
  • la nature du front de l’est et ce qui s'y était passé durant la guerre : une des plus grandes horreurs imaginables. Alors que les soviétiques avançaient, personne, en Allemagne, n'avait d'illusion sur ce qu'ils allaient faire aux civils en représailles des atrocités de la Wehrmacht et des SS. Cela a contribué à motiver les soldats allemands ;
  • enfin, la personnalité d'Hitler lui même : jusqu'au boutiste mégalomane, il considère que le peuple allemand ne mérite pas de vivre puisqu'il a échoué et l'a donc trahi.

"On a tort de croire que l’Apocalypse est à venir. Les hommes l’ont déjà réalisée sur Terre et elle a pour nom le XXe siècle." Cette phrase, lu dans un article du Monde à propos d'un autre livre sur le nazisme m'a marquée. Elle résume une partie de mon intérêt pour ce sujet : comprendre d'où nous venons, relativiser ce qui nous arrive, se méfier de ce qui émerge, de nouveau.

L'apocalypse, ce sont par exemple ces convois de réfugiés civils allemands qui, partis trop tard à cause des nazis qui n'ont rien géré, se retrouvent, après des semaines d'angoisse, à prendre la route en plein hiver, par moins vingt ; les bébés morts de froids dans les bras de leurs mères ; les filles mortes à force d'être violées par les soldats ; la glace d'un lac qui craque sous les réfugiés. Comment imaginer que toute une partie de l'Europe a vécu cette barbarie et qu'elle s'en est remise ?

28 janvier 2023 : Chaud brûlant de Bill Buford

Un journaliste quadragénaire du New-Yorker invite un célèbre chef italien à dîner chez lui. Pendant la soirée, il lui demande d'être engagé comme stagiaire dans son restaurant. C'est le point de départ de ce chouette livre de Bill Buford, qui raconte sa plongée dans le monde de la cuisine italienne. Une immersion, non pas en tant que journaliste reconnu, mais comme apprenti malmené. Ce super récit va l'emmener tout au long d'une quête assez folle jusqu'en Toscane, à la recherche des origines de la cuisine italienne.

Quelques idées sur la cuisine italienne et sur la vie glanées au long de ce périple :

  • les pâtes : quelques gestes, 4 ingrédients, beaucoup de temps, du secret ;
  • la simplicité comme un objectif, une difficulté, une posture. Pour l'atteindre, beaucoup regarder, se taire, observer ;
  • le leadership du chef cuisinier, qui n’intervient que pour corriger bruyamment, humilier ;
  • l’aspect esthétique et dynamique de la cuisine d'un restaurant, des gens dans le rush en train de faire de belles et bonnes choses ;
  • les personnages de chefs : des individualités problématiques, uniques, dysfonctionnelles et pourtant géniales ;
  • le parcours d’apprentissage qui consiste à refaire le chemin du maître en allant à la source, en Italie ;
  • le lien de la cuisine au passé, au terroir, les recettes italiennes qui ne varient pas, qui remontent à un âge d’or passé, la Renaissance, l’importance de conserver la tradition.

5 février 2023 : Rétiaire(s) de DOA (2023)

J’étais dans le métro à Paris lorsque j’ai vu une pub pour le nouveau DOA. C’est peu dire que ses livres précédents m’avaient plus. Citoyen Clandestin et Pukhtu sont la quintessence de ce que j’aime dans la littérature d'espionnage : quelque chose d’hyper documenté, réaliste, précis, qui donne à voir l’envers du décor de ces mondes occultes.

Alors, avant de reprendre le train pour Nantes, je suis allé acheter Rétiaire(s). A peine assis à ma place, mon ordi est tombé en rade de batterie. Signe du destin ? Je suis allé acheter une bière au wagon bar et je me suis plongé dans le livre que j'ai fini dans la soirée.

J’ai été très déçu. On suit des bandits, des flics. Tout le monde est plutôt méchant. Un héros plus gentils que les autres protège une jeune femme qui prendra peut-être la relève du clan. Bref, ça ressemble à une série française (BRI, voire Braquo) - d'ailleurs, le livre était un projet de série au départ. Autre point gênant : la représentation de la sexualité. J’ai l’impression que c’est un sujet qui intéresse l’auteur sous des angles assez particuliers, plutôt hardcore (voir son autre livre récent sur le BDSM), mais bon, même si tes héros sont des brutes, c’est gênant d’avoir plusieurs scènes de viol dans un livre comme unique proposition de description de la sexualité.

Au fond, DOA, c’est du virilisme documenté.

12 février 2023 : A la française de Bill Buford (2021)

Retour à la cuisine avec Bill Buford ! On le suit ici dans son nouveau projet, toujours aussi fou : aller s’installer à Lyon pour apprendre la cuisine française. Il se met en scène de la même façon que dans Chaud brûlant : un grand enfant un peu pataud et pris de passions dévorantes, complètement dépendant de sa femme pour les aspects pratiques de la vie.

Buford décrit donc la cuisine française dans sa version classique : une nourriture régionale lyonnaise extrêmement riche. Là où la cuisine italienne recherche la simplicité, le lien avec le produit, la valorisation du terroir, la cuisine française apparait comme beaucoup plus sophistiquée. Chaque met est jugé sur 3 caractéristiques : couleur, texture, volume. Il faut que ça soit beau, élaboré.

23 février 2023 : Le savant et le politique de Max Weber (1919)

Un classique de la sociologie, Le savant et le politique regroupe 2 conférences données par Weber et une introduction de Raymond Aaron. Un super livre, très clair et court, qui donne des clés conceptuelles aisément applicables aujourd'hui.

L'introduction de Aaron place le travail de Weber sous l'angle de la nécessaire clarté de pensée du scientifique : “La première leçon qu’un sociologue doit transmettre à ses étudiants, quitte à décevoir leur ardeur de croire et de servir, est qu’il n’y a jamais eu un régime parfait.” Cette pensée critique est consubstantielle aux régimes démocratiques :

“On craint souvent que la science politique ne soit redoutable pour les démocraties parce qu’elle les montre telles qu’elles sont, dans leur inévitable et bourgeoise imperfection. Je ne crois guère à ce danger. Ne l’oublions pas : la démocratie est le seul régime, au fond, qui avoue, que dis-je, qui proclame que l’histoire des États est et doit être écrite non en vers mais en prose.”

La vocation de savant

Dans l'essai sur le savant, Weber questionne la vocation du scientifique et la place de la science dans la société. Pour aller à l'essentiel, la science a pour rôle de désenchanter le monde. Elle n'a aucune réponse à la question du sens de la vie, ses vérités sont provisoires et ont vocation à être dépassées.

Alors, à quoi sert-elle ? A 3 choses :

  1. Dominer techniquement la vie par la prévision.
  2. En second lieu, elle fournit “des méthodes de pensée, c’est-à-dire des instruments et une discipline.” C'est une école : “la tâche primordiale d’un professeur capable est d’apprendre à ses élèves à reconnaitre qu’il y a des faits inconfortables, j’entends par là des faits qui sont désagréables à l’opinion personnelle d’un individu”.
  3. Enfin, “la science contribue à une œuvre de clarté”. Les savants doivent faire le lien interne entre un parti pris et une vision du monde - aider l’individu à se rendre compte du sens ultime de ses actes.

Au fond, si la vie a un sens, alors celui-ci n’est que le caractère irréductible des points de vue ultimes possibles (”le combat éternel des dieux entre eux”). La science ne vous dira jamais quoi faire.

La vocation de politique

Dans l'essai sur le politique, Weber pose son regard scientifique de sociologue sur cette activité pour la désenchanter et l'éclairer (dans la continuité de l'essai précédent).

La politique y est vue comme "l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État.” La légitimité politique peut reposer sur 3 fondements :

  • La tradition ("éternel hier").
  • L'autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu (le charisme, cf. le livre de Kershaw sur la fin du nazisme).
  • L’autorité qui s’impose en fonction de la légalité, compétence positive fondée sur des règles établies.

L'analyse de Weber est très amusante en ce qu'il s'intéresse aux conditions (très) matérielles d'accès et de maintien au pouvoir. Est-ce que l'état-major du prince possède les moyens de gestion (comme les féodaux au moyen-âge qui avaient leur indépendance matérielle) ? Dans ce cas, le souverain doit composer avec une aristocratie indépendante. Ou est-ce que l'état-major est coupé des moyens de gestion ? Dans ce cas, on voit apparaitre des ordres, de type castes de fonctionnaires. Comment sont rémunérés ceux qui font de la politique ? Et quel est l'impact sur la nature du pouvoir ? Quelle est la promesse que fait un leader à ses partisans et comment peut-il, une fois au pouvoir, procurer des récompenses ?

Son regard désenchanté montre qu'il n'existe pas de pouvoir parfait et que les questions matérielles vont impacter mécaniquement la nature du pouvoir. C'est la même chose sur le leadership :

“Nous n’avons que le choix : ou bien une démocratie admet à sa tête un vrai chef et par suite accepte l’existence d’une “machine”, ou bien elle renie les chefs et elle tombe alors sous la domination des “politiciens de métiers” sans vocation qui ne possèdent pas les qualités charismatiques profondes qui font les chefs”.

Ce qui est particulièrement intéressant, j'ai trouvé, c'est son portrait du bon politique et sa défense de l'éthique de la responsabilité chez les dirigeants. Alors, “quel homme faut-il être pour avoir le droit d’introduire ses doigts dans les rayons de la roue de l’histoire ?”. D'après Weber, 3 qualités sont déterminantes :

  • La passion : un objet à réaliser, une cause et un dévouement passionné. Mais cela ne suffit pas.
  • Le sens de la responsabilité. “L’honneur du chef politique par contre, celui de l’homme d’État dirigeant, consiste justement dans la responsabilité personnelle exclusive pour tout ce qu’il fait, responsabilité qu’il ne peut ni ne doit répudier ou rejeter sur un autre.”
  • Le coup d’œil. “Il faut enfin le coup d’œil qui est la qualité psychologique déterminante de l’homme politique. Cela veut dire qu’il doit posséder la faculté de laisser les faits agir sur lui dans le recueillement et le calme intérieur de l’âme et par conséquent savoir maintenir à distance les hommes et les choses.”

Et quelle doit être l'éthique d'un politique ? Il distingue 2 maximes différentes et irréductiblement opposées : l'éthique de la responsabilité ou celle de la conviction.

  • L'éthique de la conviction peut être illustrée ainsi : “le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu”.
  • L'éthique de la responsabilité : “nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes" et donc compter avec les défaillances attendues de l’homme (Fichte : on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme).

Quelle maxime choisir ? Clairement la responsabilité. “le partisan de l’éthique de la conviction ne peut supporter l’irrationalité éthique du monde”, il peut facilement se transformer en prophète millénariste.

Finalement :

“La politique consiste en un effort tenace et énergique pour tarauder des planches de bois dur. Cet effort exige à la fois de la passion et du coup d’œil. Il est parfaitement exact de dire, et toute l’expérience historique le confirme, que l’on n’aurait jamais pu atteindre le possible si dans le monde on ne s’était pas toujours et sans cesse attaqué à l’impossible. Mais l’homme qui est capable de faire un pareil effort doit être un chef, et non pas seulement un chef, mais encore un héros, dans le sens le plus simple du mot.”
“Celui qui est convaincu qu’il ne s’effondrera pas si le monde, jugé de son point de vue, est trop stupide ou trop mesquin pour mériter ce qu’il prétend lui offrir, et qui reste néanmoins capable de dire “quand même !”, celui-là seul a la “vocation” de la politique.”

4 mars 2023 : Hommage à la Catalogue de George Orwell (1938)

Un ouvrage incroyable. Orwell relate son engagement auprès des anarchistes en Catalogne en 1936. Il raconte la possibilité de la Révolution, le court moment où l'ordre social a été changé. Il raconte aussi la guerre, depuis la boue, le froid, l'attente. C'est hyper intéressant et très touchant, du fait notamment de sa modestie : il assume un point de vue partial et partiel (même s'il semble qu'il n'ait pas eu complètement tort sur les communistes). C'est tout une autre époque qui est décrite, faite d'engagement, de possibles et de souffrance.

10 mars 2023 : She comes first de Ian Kerner (2004)

Bon, je vais passer sur la dimension intime, personnelle et légèrement embarrassante, pour dire que c'est un super livre. Kerner propose un guide du cunnilingus à destination des hommes qui couchent avec des femmes. Je dois l'avouer, j'ai appris beaucoup de choses et donc réalisé l'étendue de mon ignorance : qu'est-ce que c'est qu'un clitoris et comment ça fonctionne, concrètement. En tant qu'hétéro, c'est assez curieux de réaliser qu'on peut avancer dans la vie sans rien connaître d'un sujet pourtant central dans une vie sexuelle épanouie.

Ce qui est intéressant, au delà des aspects "pratiques", c'est que le livre est un projet de renversement de l’acte sexuel pour les hétéros, qui déplace la pénétration de son piédestal. D'après l'auteur, l'homme doit logiquement (pour des raisons biologiques) être d'abord au service du plaisir de la femme (et il ne s'agit pas d'utiliser son pénis) ! Ensuite, seulement, il s'agit de son plaisir à lui et potentiellement de pénétration.

13 mars 2023 : Comment supporter sa liberté de Chantal Thomas (1998)

Je ne sais pas si j'ai beaucoup aimé ce livre, mais ce qu'il dit, ce qu'il apporte est très intéressant. Il s'agit d'un hommage à la liberté, comme façon d'être au monde, comme rapport à soi. Dans la lignée du livre de Graeber et Wengrow, je trouve que les penseurs et penseuses de la liberté sont souvent plus intéressants que ceux qui cherchent l'égalité.

Le livre est un hommage à l'enfance, à ces moments de la vie où on vit la liberté d'une façon totale (courir sur la plage, le vent dans les cheveux). Je regarde maintenant différemment mes enfants lorsqu'ils ignorent mes ordres ("mets tes chaussettes") pour reconnaître que le fait de ne pas me répondre est la meilleure stratégie au service de la liberté : gagner du temps sans affrontement et profiter de quelques minutes volées.

La liberté est souvent celle du "faible" : la comtesse du Barry qui demande encore un peu de temps avant d'être guillotinée ou les domestiques anglais qui cultivaient un art consommé de ne surtout pas répondre lorsque l'appel du maître s'adressait à un serviteur qui n'était pas là.

Citations :

"Parmi l’énumération nombreuse des droits de l’homme que la sagesse du XIXème siècle recommande si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s’en aller." Baudelaire, L’Art romantique
“L’alcoolique a par rapport au monde la liberté du bouffon par rapport au roi. Ils ont le droit de tout dire parce que c’est pour rien. Dans ce qu’ils disent, il peut y avoir des traits de génie, mais ceux-ci aussi sont sans conséquence. Au matin, il n’en reste rien. Les éclairs de la conscience de ce gâchis, de ce potlach des plus belles ressources d’une intelligence, suscitent en l’homme ivre - alors même qu’il est en train de rouler plus bas que terre - des accents d’un orgueil radical. Il méprise d’un même mouvement le peuple serf des travailleurs, le cercle rampant des courtisans, et jusqu’au roi lui-même. Souveraineté dont Guy Debord exprime bien la saveur : “J’ai d’abord aimé, comme tout le monde, l’effet de la légère ivresse, puis très bientôt j’ai aimé ce qui est au-delà de la violente ivresse, quand on a franchi ce stade : une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps.””
“Alors le voyage n’était pas conçu dans un programme de vacances, comme une pause dans l’organisation du travail et sa rentabilité. Il était pensé par rapport au “métier de vivre” et à son intelligence. Il n’était pas lié à une saison, l’été, mais à un âge de la vie, la jeunesse. Il répondait à une nécessité intérieure.”
“Car la fortune veut les deux, la précision stratégique, la roide lucidité sur l’état réel de nos possibilités, et une trame assez floue pour qu’advienne l’imprévisible, l’impensable. Elle ne s’offre (en passant et sans promesse de lendemain) qu’à ceux qui, voués à la monomanie du plaisir, ont cependant compris que son assouvissement implique un art de la distraction, de la dérive, de l’abandon - une singulière et paradoxale maîtrise dans la dépossession. Sorte de double jeu, de strabisme divergent entre une résolution personnelle inébranlable et un pouvoir sans limite accordé au monde, à l’enchainement des circonstances. Casanova est un phénomène de volonté, mais d’une volonté dénuée de volontarisme, et qui repose sur une entente subtile et profonde avec ce qui lui échappe.”

8 avril 2023 : La fausse monnaie de nos rêves de David Graeber (2001)

Livre de référence de David Graeber, traduit récemment (probablement pour surfer sur le succès de Au commencement était...), La fausse monnaie est une synthèse des travaux de l'anthropologue sur la question de la valeur.

On ne va pas se mentir, c’est un livre ardu, destiné aux spécialistes davantage qu'au grand public. Mais on retrouve l’écriture de Graeber, avec son charme… et ses défauts. Toujours cette impression d’écouter quelqu’un de passionnant, accoudé à un bar, jusqu’à ce qu'on que se rende compte qu'on a perdu le fil et qu'on est incapable de savoir comment on est en arrivé à cette conclusion.

Je vais donc tenter d'en tirer quelques fils.

Le projet du livre

Le projet de Graeber est de proposer une théorie unifiée de la valeur dans les sciences humaines après avoir fait le constat que personne n'y est parvenu jusque-là. Il distingue deux principales approches de la question. Tout d'abord les approches qui partent des comportement individuels, où la valeur, c'est ce que les individus cherchent à obtenir. Ça parle de désir. L'économie a connu de grand succès en partant de ce paradigme et en proposant une explication simple : on maximise son utilité par de la consommation. Ce qui a de la valeur, c'est ce que les gens achètent. Ensuite les approches top down, qui parlent du sens des choses. Les valeurs, en anthropologie, c'est la conception du souhaitable. Ce qui a de la valeur, c'est ce qu'on érige comme "les valeurs" : l'honnêteté, la gentillesse, etc.

Son sujet : comment réconcilier les approches descendantes, qui s’intéressent à la société, aux structures sociales et celles qui reposent sur la motivation individuelle. Comment “faire concorder les finalités de la société avec celles des humains, passer du sens au désir” ?

L'intention transformatrice et la place de la question des valeurs

Son intention : comme toujours, chez Graeber, sa pensée est au service d'un projet de transformation de la société. L'anthropologue est là pour servir la possibilité de la Révolution. Il note d'ailleurs que les sciences humaines sont nées à une époque où l'horizon révolutionnaire était beaucoup plus concret qu'aujourd'hui. On pense la société pour la changer.

Alors, quelle est la place de la question des valeurs dans ce projet ?

“J’ai commencé ce livre en affirmant que la théorie sociale était dans une impasse, en partie parce qu’elle s’est elle-même fourvoyée dans un cul-de-sac depuis lequel elle est désormais incapable d’imaginer que les gens puissent faire délibérément évoluer la société. J’ai proposé, en vue de surmonter ce problème, que nous appréhendions les systèmes sociaux comme des structures d’action créatrice, et la valeur comme la façon dont les personnes mesurent la portée de leurs propres actions au sein de ces structures.”

Or, les valeurs ont une nature mystérieuse : elles sont à la fois créées quotidiennement par l'action des acteurs et perçues comme étant données, immuables :

“Il est tout à fait frappant de constater la fréquence avec laquelle les gens appréhendent certaines institutions - voire la société dans son ensemble - à la fois comme un produit humain et comme un donné de la nature du cosmos, à la fois comme quelque chose qu’ils créent et quelque qu’ils ne pourraient pas avoir créé.”

Cette double nature des valeurs (malléables et transcendantes) fait l'objet de l'analyse finale du livre, qui tourne autour d'une perspective marxiste de la magie appliquée au cas de royaumes malgaches (!). J'avoue que je n'ai pas compris ! Donc, plutôt que de présenter la fil de son raisonnement (ce qui est donc largement au-dessus de mes capacités), je vous liste quelques fils glanés tout au long de ce livre foisonnant :

Revenir à une ontologie qui fasse la paix avec Héraclite

Graeber revient sur l'opposition entre Héraclite et Parménide, deux penseurs grecs. Héraclite considère que la fixité des choses n’est qu’illusion, le réel est fait de flux, en transformation continue. Parménide, lui, voit les choses hors du temps et du changement - il suppose l'existence d’un niveau de réalité partiellement accessible ou les choses sont parfaites (un monde où existe des ronds et des carrés). On sait aujourd'hui que scientifiquement, c'est Héraclite qui a raison (le réel est flux), mais toute notre science repose sur les hypothèses de Parménide. Ricoeur :

“Cet ascétisme de la langue mathématique, à laquelle nous devons en dernier ressort toutes nos machine depuis l’ère mécanicienne, eût été impossible sans l’héroïsme logique d’un Parménide déniant en bloc le monde du devenir et de la praxis au nom de l’identité à elles-mêmes des significations.”

Revenir à Héraclite est important "politiquement", pour penser la société comme une action, un devenir et non une chose statique.

“En tout état de cause, tel est le matérialisme auquel je me réfère dans ce livre : il part du principe que la société émerge de l’action créatrice, mais que cette action ne peut jamais être séparée de ses moyens concrets et matériels de réalisation.”
“Sans doute le plus grand des défis est-il de regarder le monde à travers un prisme héraclitéen ou, si vous préférez, dialectique. Tout au long de ce livre, j’ai fait valoir que les systèmes catégoriels, ou la connaissance, ne composent en réalité qu’une facette de tout système d’action ; que la société est donc toujours, en un sens, projet ou série de projets actifs ; que la valeur est la modalité par laquelle les actions prennent du sens aux yeux des acteurs en les situant dans un ensemble social plus vaste, réel ou imaginaire.”

Pourquoi définir ce qu'est la valeur est un enjeu politique

“Pour Marx, c’est sûr, notre imagination est ce qui fait de nous des humains. la production et la révolution constituent donc à ses yeux les deux actes d’humanité par excellence. L’imagination suppose la possibilité d’agir autrement ; aussi, regarder avec imagination le monde tel qu’il existe équivaut à l’examiner de manière critique ; essayer ensuite de faire naître une société que l’on a imaginée, c’est s’engager dans une révolution.”

Les gens ne cherchent pas à perpétuer la société, même s'ils le font chaque jour (en allant au travail, en consommant, en suivant les normes), ils sont en quête de valeur. C'est donc un enjeu politique majeur de déterminer ce qui a de la valeur (et qui est si important dans les sociétés sans marché - honneur, appartenance, etc.) :

“De la même façon, la liberté ultime n’est pas celle de créer ou d’accumuler de la valeur, mais celle de décider (collectivement ou individuellement) ce qui fait que la vie vaut d’être vécue. En fin de compte, la politique concerne le sens de la vie.”

Mauss et Marx : 2 facettes du socialisme

Graeber travaille à partir de Marx et de Mauss. Il cherche à réunir ces deux penseurs autour de la perspective politique du socialisme. Si Marx est reconnu comme un des grand penseurs de ce mouvement, Graeber rappelle que Mauss aussi était socialiste et qu'une partie du sens de sa quête venait de cette question simple : comment se fait-il que le capitalisme viole les règles les plus élémentaires des morales concrètes (générosité, lien, fidélité...).

“Tout compte fait, l’œuvre de Mauss complète celle de Marx en ce qu’elle représente l’autre face du socialisme. L’œuvre de Marx consiste en une critique brillante et durable du capitalisme ; mais, comme le constata Mauss, Marx évitait soigneusement de se livrer à des spéculations sur ce que pourrait être une société plus juste. L’intuition de Maus était tout opposée : il se fichait pas mal de saisir la dynamique du capitalisme ; ce qui l’intéressait, c’était d’essayer de comprendre - et de créer - des modes possibles pour s’organiser en dehors du capitalisme.”

Le communisme quand les relations sont égalitaires et continues

Un des enjeux clés de la pensée socialiste de Mauss et de Graeber (qu'on peut rapprocher de certaines idées de Bernard Friot sur le capitalisme-déjà-là), c'est de reconnaitre les formes déjà existantes de socialisme dans les sociétés de marché ou dans les sociétés sans marché. Ici, l'exemple des relations entre "phratries" iroquoises :

“Les exigence qu’une partie pouvait formuler à l’égard de l’autre étaient illimitées parce qu’elles étaient permanentes ; rien n’aurait été plus absurde, pour les membres d’une phratrie iroquoise, que de dénombrer les morts qu’ils avaient récemment inhumés pour le compte de l’autre phratrie, puis de comptabiliser le nombre de leurs défunts enterrés par celle-ci, pour savoir qui était en tête. C’est pourquoi Mauss les considérait comme “communistes”. Ils répondaient à la célèbre phrase de Louis Blanc : “à chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins.” La plupart d’entre nous traitons nos amis les plus proches de cette façon. Nul besoin de tenir des comptes, car la relation n’est pas vécue comme si elle devait se terminer un jour.”

15 avril 2023 : Une chambre à soi de Virginia Woolf (1929)

Je voulais lire ce livre car c'est un classique de la pensée féministe. On y trouve beaucoup de choses importantes : à quel point l’infériorité des femmes est nécessaire aux hommes, car quoi de mieux que d’être supérieur à quelqu’un ? ; quelque chose de l’ordre du test de Bechdel ; l’insistance sur les questions concrètes, économiques de la liberté et de l’émancipation des femmes. En revanche, j'ai trouvé ça hyper chiant à lire !

16 avril 2023 : Blackwater 1 - La crue de Michael McDowell (1983)

C'est très sympa !

7 mai 2023 : L'oeuvre-vie d'Antonio Gramsci (2023)

Bon, je n’ai pas acheté le bon bouquin. Ça faisait longtemps que je me disais que j’avais envie d’en savoir plus sur Gramsci, grand penseur italien du Communisme, largement cité des dernières années (jusqu'à Sarkozy !). J'ai donc acheté cette biographie récente. C'est un très bon livre, qui propose une approche serrée des textes de l'auteur afin de bien saisir l'évolution de sa pensée. C'est bien écrit, c'est clair. Mais c'est sec ! Pas d’éléments de contexte, ou très peu, sur la vie politique, les circonstances de l’époque. Pas non plus de définition des termes de base : idéalisme, matérialisme, positivisme, praxis, qui fondent quand même les grands questionnements qui traversent la vie de Gramsci.

De plus, mais ça c’est rigolo, c’est assez cohérent avec la personnalité de Gramsci : on est très peu dans le perso. La biographie démarre à ses études. On ne sait rien de son enfance. On glane quelques infos, très rares, sur sa vie sentimentale. Se dessine quand même le profil d’un homme particulier, dur et tendre à la fois. En partie rejeté par sa famille du fait d'une apparence physique particulière, extrêmement intelligent, Gramsci se construit sur la lutte politique tout en creusant en même temps les questions sensibles, à l'écoute des ouvriers, des paysans.

Quelques sujets qui m'ont marqués dans sa pensée.

Penser depuis l'âge des révolutions

C'est très étonnant aujourd'hui, mais lorsque Gramsci écrit, c'est une époque où nous seulement la Révolution est possible mais elle a été réalisée ! En 1917, les bolcheviks prennent le pouvoir en Russie, en 1919, les spartakistes tentent une révolution en Allemagne. A la même époque, Gramsci se joint aux ouvriers de Turin pour former des Conseils, qu'il voit comme des préfigurations de l'ordre prolétaire à venir.

Ce qu'il est important de comprendre, c'est que Gramsci, en plus d'être un penseur marxiste majeur, occupa des responsabilités dans le parti communiste italien. Cela l'amène à cultiver un rapport contrasté avec l'URSS et les mots d'ordre de l'Internationale communiste. Pour faire simple, sa pensée philosophique et stratégique ne font que s'éloigner des staliniens, mais il est bien conscient de la nécessité de les ménager.

Un matérialisme "motivant"

Sur le fonds, notamment, il s'oppose au matérialisme historique d'un Boukarine, qui fait de la lutte des classes une loi naturelle : le capitalisme va s'auto-détruire, ce n'est pas nécessaire de chercher à élaborer des stratégies politiques. Contre ce positivisme (forme philosophique qui pense l'histoire comme une avancée naturelle vers plus de rationalité) assez démobilisateur, Gramsci va construire une pensée pragmatique, dynamique et stratégique, au service de la révolution "concrète".

Pour cela il développe une philosophie de la praxis, qui réintègre une partie de la philosophie idéaliste afin de remettre du volontarisme dans le matérialisme face aux approches uniquement déterministes. En gros, face aux théories qui disent que tout se joue dans les rapports de production, les grands mouvements économiques, il réinsère dans l'histoire de la possibilité d'action, notamment dans le domaine intellectuel. La praxis, c'est l'activité pratique, qui n'est ni contemplation, ni production d'une œuvre distincte. C'est l'activité transformatrice du monde social. On rejoint ici le matérialisme de Graeber.

Guerre de position contre guerre de mouvement

Une autre de ses oppositions avec la IVème Internationale et la pensée stalinienne est d'ordre stratégique. En référence à la première guerre mondiale, Gramsci distingue différentes façons de prendre le pouvoir. La "guerre de mouvement", qui a correspondu au moment révolutionnaire de la fin de la Grande guerre et qui a réussi en Orient car la société civile y est faible et l’État est tout. A celle-ci, il oppose la "guerre de position" :

“La “guerre de position” s’oppose à l’idée de “guerre de mouvement” (ou “guerre de manœuvre”) : Gramsci estime qu’il ne faut plus envisager la révolution comme insurrection généralisée et passage immédiat à la dictature du prolétariat ; la guerre de mouvement qui a permis la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917, ne permettrait plus d’obtenir une victoire”

Cela change donc l'approche stratégique de la conquête du pouvoir. Plutôt que de viser un renversement soudain, à l'occasion d'une crise du capitalisme, il faut lutter au niveau des superstructures (“”Les superstructures de la société civile sont comme le système des tranchées dans la guerre moderne””) et notamment des idéologies.

“En Occident, la société civile est partie intégrante de la force de résistance, à la fois politique et militaire, des États qu’il s’agit de conquérir. La nécessité de la guerre de position naît de cette réalité complexe.”

L'importance de la culture

Il s'agit donc, pour Gramsci, de porter le combat dans ce qu'il appelle la superstructure, c'est-à-dire le domaine des idées. Pour reprendre Marx, si ce n'est pas là que se détermine le monde (car c'est dans les rapports de production si vous me suivez), mais c'est là que les classes sociales peuvent réaliser ce qu'il se passe et agir.

Dans une perspective stratégique, le prolétariat doit se reconnaître comme tel : “Dans la réinterprétation gramscienne, “connais toi toi même” signifie pour le prolétariat prendre collectivement conscience de ses propres forces.”

La culture devient donc un rapport au monde, une forme de réflexivité sur laquelle il est nécessaire de travailler pour mener le combat concret :

“” La culture est une chose bien différente. Elle est organisation, discipline de son propre moi intérieur, elle est prise de possession de sa propre personnalité, elle est conquête d’une conscience supérieure au moyen de laquelle on réussit à comprendre sa propre valeur historique, sa propre fonction dans la vie, ses propres droits et ses propres devoirs””
“” Pour ma part, je donne à la culture la signification suivante : exercice de la pensée, acquisition d’idées générale, habitude à relier causes et effets. Pour moi tout le monde est déjà cultivé parce que tout le monde pense, tout le monde relie causes et effets. Mais de façon empirique, primordiale, non organique […] j’ai de la culture un concept socratique : je crois que cela signifie bien penser, quoi que l’on pense, et donc bien agir, qu’on que l’on fasse.””

Son travail concret va l'amener à fréquenter intensément les milieux ouvriers et paysans. Il considère que ceux-ci ont un sens commun, une perception légitime de leur situation. Mais, à travers notamment son travail de journaliste et de créateur de revues, il va travailler à éduquer, à partager le savoir, à donner du sens aux évènements politiques.

“Plusieurs aspects de la pensée politique de Gramsci dans les Cahiers de prison sont déterminés par cette expérience politique, intellectuelle et humaine : la valorisation de la spontanéité des masses ouvrières, le lien entre intellectuels et classes subalternes, la façon de penser ce lien en termes de rapports entre “hommes réels”, la formation intellectuelle des ouvriers les plus actifs, la réflexion sur les formes de l’organisation ouvrière et de la démocratie prolétarienne.”

De plus pour lui la culture sera aussi nécessaire au maintien du pouvoir. Il considère que le communisme doit jouer son rôle philosophique, voir religieux, et proposer une vision complète du monde, qui soit ambitieuse, à la hauteur de ce qu'a pu être la grande philosophie allemande.

La quête de l'hégémonie

Le chemin stratégique de Gramsci le mène donc du côté de la culture, au côté des ouvriers. Mais il considère que la classe prolétarienne doit aller plus loin et imposer son hégémonie, comme l'a fait la bourgeoisie avant 1789. Pour cela, il distingue la direction et la domination. Le prolétariat doit s'allier à la classe paysanne et la diriger, lui donner une direction. Cette alliance doit permettre d'accéder au pouvoir.

“”Une classe est dominante de deux façons, c’est à dire qu’elle est “dirigeante” et “dominante”. Elle dirige les classes alliées, elle domine les classes antagonistes. C’est pourquoi, avant même d’arriver au pouvoir, une classe peut être “dirigeante” (et elle doit l’être) : quand elle est au pouvoir, elle devient dominante mais continue à être aussi “dirigeante””
“”Le paysan ne peut conquérir la terre sans l’aide de l’ouvrier ; l’ouvrier ne peut renverser le capitalisme dans l’aide du paysan. […] Voilà pourquoi la révolution se présente pratiquement comme une hégémonie du prolétariat qui guide son allié, la classe des paysans.””

Mais, l'hégémonie, c'est aussi la capacité à avoir des idées qui changent le monde, qui vont transformer la société, dans une perspective pragmatique :

“Il l’emprunte au philosophe français Alfred Fouillé qui synthétise à travers cette notion la réflexion, partagée avec William James et les pragmatistes, sur l’impossibilité de penser les idées indépendamment de leur réalisation pratique. Pour James, la vérité d’une idée réside dans sa concrétisation et “nos idées sont les instigatrices de nos actions”. “Toute idée à une force pratique de réalisation”, écrit pour sa part Fouillée. De ce concept venu de la théorie de la connaissance et de la philosophie morale, Gramsci fait une notion politique : il conçoit les idées-forces comme des “motrices des forces internes” des collectivités.”
“Gramsci n’a jamais écrit ni pensé qu’il suffisait de gagner la bataille des idées pour remporter la bataille politique ; en revanche, il a toujours fait sien le double principe pragmatiste selon lequel l’idée est instigatrice de l’action et la pratique révèle la vérité de la théorie.”

C'est le rôle des intellectuels, en lien avec la classe ouvrière, que de contribuer à construire cette hégémonie pour permettre de gagner la guerre de position et de conquérir le pouvoir.

C'est évidemment passionnant de se poser la question de l'application de cette logique aujourd'hui, par exemple dans le cadre des luttes écologiques. Si on laisse de côté la promesse marxiste faite à la classe prolétarienne de guider l'humanité (qui sait, ça va peut être arriver ?), quel groupe peut se reconnaître comme en capacité de prendre le lead, former des alliances, constituer un socle idéologique, élaborer une culture en vue de la prise et du maintien au pouvoir ?

14 mai 2023 : Nord-Michigan de Jim Harrison (1984)

Un bon livre de l'auteur de Dalva, un de mes romans préférés. Harrison y reprend des thématiques d'une façon assez étonnante. On suit un prof déprimé, qui a la quarantaine, en couple avec une belle femme aux origines indiennes et qui va avoir une liaison avec une lycéenne. Exactement comme dans Dalva, sauf qu'évidemment, les personnages diffèrent, l'histoire et le sens aussi. On pense à John Irving et ses obsessions (l'ours, le viol, la mort violente des parents) qui reviennent dans chacun de ses ouvrages, avec une question : est-ce que les écrivains écrivent toujours et encore le même livre ? Ou plutôt, est-ce que les thèmes, les schémas narratifs sont des outils qu'ils ont en quantité limitée pour tenter de créer, encore et encore, du sens et de l'inédit ?

26 mai 2023 : Blackwater II - La digue de Michael McDowell (1983)

Toujours sympa !

5 juin 2023 : Blackwater III - La maison de Michael McDowell (1983)

Encore sympa mais je me suis arrêté là. C'est bien mais je sais pas trop pourquoi je lis ça. Le côté mystérieux est assez addictif, mais quand on passe à autre chose, on oublie assez vite je trouve.

14 juin 2023 : Effectuation de Philippe Silberzahn (2014)

Un bon livre, lu pour le boulot. J'en ai fait une petite synthèse sur Linkedin.

17 juin 2023 : Autoportrait de l'auteur en coureur de fond de Haruki Murakami (2007)

Sympa. On suit la passion de Murakami pour la course à pied. C’est assez enthousiasmant car je n’avais jamais lu de témoignage sur ce sujet et que le mec est quand même bien tapé dans son rapport au sport. Ça m’a aussi rassuré sur mon propre besoin de faire du sport, mon rapport à l’effort (je suis beaucoup plus light que lui qui court au minimum une heure par jour mais je cultive aussi ma dose de masochisme quotidien). Je me suis senti moins seul.

Ce qui est intéressant et au fond, la question qu'il pose, c'est : quelle est l'activité physique qu'il s'agit de pratiquer au service de son métier ou de sa vie ? Lui est écrivain et il trouve que la course à pied, c'est la bonne façon d'entretenir son corps et son esprit pour pouvoir continuer à écrire. On peut chacun et chacune se poser la question pour son propre compte. Je me demande ce que pourrait être le bon "régime" pour un facilitateur ou une facilitatrice.

J’ai aussi un peu pensé à Karl Ove Knausgaard, sur le travail autobiographique hyper incarné. Mais là où Knausgaard a un prisme ultra sensible qui part dans des directions hyper sensitives et incroyablement touchantes, Murakami nous parle de la raideur de ses mollets. C’est moins sympathique.

Citations :

“Mon intérêt pour l’étude est né seulement après ma sortie du système éducatif […]. Si quelque chose m’intéressait et si je pouvait l’étudier à mon rythme, selon l’angle qui me plaisait, alors je me montrais plutôt habile pour acquérir des connaissances et des techniques. […] Cela prend beaucoup de temps d’acquérir une compétence de cette façon, vous vous confrontez à de nombreux écueils ou erreurs, mais ce que vous avez appris vous colle à la peau et ne vous lâche plus.”
“Chaque fois que je n’ai pas envie de courir, je me dis : “tu est capable de vivre une vie de romancier, de travailler chez toi, d’organiser ton emploi du temps, tu n’as donc pas à changer plusieurs fois de train, à te retrouver dans des wagons bondés ou à devoir assister à des réunions ennuyeuses. Est-ce que tu te rends bien compte de la chance que tu as ? (Je m’en rends compte.) En comparaison, courir une heure dans le voisinage, ce n’est rien d’accord ?” Quand j’imagine des trains surpeuplés ou des réunions interminables, ma motivation me revient, je lace mes chaussures et je suis capable d’aller courir sans trop d'hésitation.”
“J’étais moi, et puis je n’étais pas moi. Voilà ce que je ressentais. C’était un sentiment très paisible, très serein. La conscience n’était pas quelque chose de tellement important. Oui, voilà ce que je pensais.”
“Ce qui pour nous est le plus important ne se voit pas avec les yeux (mais se ressent avec le cœur). On obtient souvent les choses qui ont une véritable valeur au moyen d’actes apparemment improductifs. Même les actions qui semblent infructueuses ne sont pas forcément stupides. C’est ce que je pense. Ce que je ressens, ce dont j’ai fait l'expérience.”
“Mon premier objectif, je le définirais ainsi : “Garder, voire améliorer, une bonne condition physique afin d’être apte à écrire des romans.””

8 juillet 2023 : La foire aux dinosaures de Stephen Jay Gould (1991)

Hyper bien ! Je n’avais pas du tout aimé le livre de Gould que j’avais lu l’été dernier, mais là, j'ai adoré. Il s’agit d’un tome de recueil d'une chronique qu’il a tenu pendant des décennies. Il y fait un travail de vulgarisation scientifique, mené avec une immense érudition et une très belle plume. Autant dire que c’est kiffant : on apprend plein de trucs très sympas et on écoute Gould nous décrire les merveilles de la nature.

C’est en plus une très belle école intellectuelle, car la théorie de l’évolution force à penser de façon non “téléologique” (non, l’aile de l'oiseau n’est pas apparue "pour" le vol) et de prendre en compte l’immense force du hasard.

Bref, génial, je vais lire les autres.

10 juillet 2023 : Mon traître de Sorj Chalandon (2008)

Un chouette livre qui raconte la passion d'un jeune luthier pour la lutte de l'IRA. On y apprend pas mal de choses sur cette guerre (à laquelle je ne connaissais rien) et, petit plaisir, on y sent les années 80, ce qui me provoque toujours un agréable sentiment de nostalgie : pluie, militance et pulls à grosses mailles. Le monde avait l'air plus simple à l'époque.

16 juillet 2023 : Bâtir une vision de Jean-Gabriel Kern et Thibault Vignes (2021)

Un très bon bouquin de management ! Les auteurs ont fait un bel effort de conceptualisation sur ces sujets souvent assez fumeux : raison d'être, vision, valeurs, ambition... Le livre explique bien les termes, leur sens et le procédé qui peut permettre de créer, dans une entreprise, sa vision. Je m'en suis servi quelques fois avec des clients.

Je pense que j'en ferai une synthèse sous peu.

1er août 2023 : La guerre secrète: le rempart des mensonges de Anthony Cave Brown (1981)

J’ai commandé ce livre en suivant les conseils de Ryan Holliday, un blogueur américain dont m’a parlé un ami. Holliday a bâti sa persona digitale sur le fait de lire beaucoup de livres (250 par an…) et de bloguer à ce sujet (au temps vous dire que le bonhomme m'a intéressé !). Quand on s’inscrit à sa newsletter, il conseille 20 livres qui selon lui sont des chefs-d’œuvres, mais que personne ne connait (ou comment briller en société !).

La guerre secrète est dans la liste. Seconde guerre mondiale + espionnage, j’y suis allé les yeux fermés.

Après un premier tiers à me demander si ce n’était pas uniquement un délire de geek fan d’espionnage, j’ai fini le livre convaincu que c’était brillant et que ça m’avait élargi l’esprit. J’ai commandé le tome 2.

L'ouvrage expose l’immense importance des “moyens spéciaux”, de l’espionnage, des tromperies (deceptions) dans le déroulement de la guerre. Il insiste en particulier sur le fait que les anglais excellaient dans cet art, fruit de leur héritage de dirigeants d’empire et d’un élitisme intellectuel et de classe. Churchill notamment (je suis sur sa biographie actuellement - janvier 24) semblait ne jamais faire un coup qui ne soit pas à 3 bandes.

C’est cette attitude, ces capacités, qui ont fait qu’ils n’ont pas coulé au début de la guerre. Ils ont réussi à faire croire aux allemands qu’ils étaient plus forts qu’ils ne l’étaient à certains points stratégiques, bluffé sur des possibilités de débarquement dans les balkans, trompé Romel dans le désert avec des maquettes…

C’est tout à fait passionnant. On se demande la profondeur intellectuelle et morale qu’il faut avoir pour mener des réflexions de ce genre, dans un contexte de grande incertitude et d’enjeux pesants.

On voit aussi le rôle majeur joué par le décryptage d’Enigma, la machine cryptographique des Allemands, qui a permis, durant toute la guerre, d’avoir un coup d’avance sur les Allemands. Aussi, en conséquence, les choix qu’il a fallu faire pour préserver cette carte : ne pas prévenir Coventry de l’imminence d’un bombardement de la Luftwaffe et donc laisser mourir des centaines de personnes, pour que les Allemands ne se doutent pas que les Anglais connaissaient leurs plans.

Bref, c’était bien.

4 août 2023 : Mathematica de David Bessis (2022)

Une super surprise ! Un livre d'un mathématicien qui raconte un secret bien gardé : les mathématiques sont une affaire sensible. J'en ai fait une petite synthèse sur Linkedin.

8 août 2023 : Le grand Meaulnes de Alain-Fournier (1913)

J’avais entendu parler de ce livre dans l’autobiographie de Simone de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée. Ça avait l’air d’être un classique (j’ai découvert plus tard que c’était le deuxième livre français le plus traduit dans le monde après Le Petit Prince !), je me suis donc dit que ça valait le coup.

Le roman parle d’adolescence, des évènements cruciaux qui peuvent survenir à cette époque de la vie. On ressent bien la géopolitique de la cour de récréation, les grands mouvement d’alliance et d’amitiés.

On perçoit aussi de façon très vive ce qu’est l’hiver à la campagne à la fin du XIXème siècle : de l’ennui, de l’humidité, du froid. Ce n’est pas gai et franchement, ça parait dur d’imaginer qu'on puisse un jour revenir vers ça.

Mais bon, franchement, c’est assez ennuyeux et badant.

13 août 2023 : Le bug humain de Sébastien Bohler (2019)

J’ai été très déçu. Je m’attendais à une lecture hyper intéressante, mêlant apport des neurosciences et considérations sur la crise climatique. C’est bien l’objet du livre, mais le résultat est assez triste.

On apprend que notre cerveau est gouverné par des pulsions assez basiques, similaires à celles des animaux non humains : sexe, nourriture, pouvoir, moindre effort. Bon, ce n’est pas un grand apprentissage. L’humain gouverné par ses passions, comment dire, ça date un peu...

Et les solutions alors ? La méditation de pleine conscience. Bon, je pense que c’est super la méditation, mais disons que c’est un peu léger, comme axe de réflexion.

Mon impression, c’est qu’à vouloir scientificiser ces questions (nos comportements face à la crise climatique), on passe complètement à côté du sujet (voir ce que dit Weber ci-dessus du rôle du savant). Cela fait pas mal de dizaines de milliers d’années que les humains tentent, par la culture, la civilisation, de gérer leur nature, leur lien à l’environnement et leurs liens entre eux. Il y a des approches bien plus riches du côté des sciences humaines et de la littérature !

17 août : Avoir et se faire avoir de Eula Biss (2022)

Un livre très sympa, conseillé par ma femme. Poétesse, l’autrice fait un pas de côté pour explorer à la première personne le lien entre le capitalisme et sa vie à travers de courts chapitres thématiques. Elle parle de ses lectures, des échanges qu’elle a avec ses amis, de ses questionnements autour de la propriété, du travail, de l’argent. C’est rafraichissant, on circule bien dans le texte, mais on se demande parfois si on ne manque pas le fonds des grands auteurs qu’elle cite.

23 août 2023 : Déjeuner de famille de John Cheever (1978)

Une série de nouvelles, qui évoquant la vie de la classe moyenne américaine dans les années 50, 60. Je trouve cette époque vraiment fascinante, l’Amérique d’après-guerre. A-t-il déjà existé un pays si plein de sa gloire, de son triomphe, de sa puissance ? De l’extérieur, on peut imaginer un monde rêvé où tout était possible.

Les nouvelles de Cheever nous donnent à voir un portrait nettement plus désabusé. Des individus aux rapports complexes, des apéros qui démarrent tôt, très tôt (bref de l’alcoolisme bien hard core), des enfants morts, des tromperies…

24 août 2023 : La cité en flamme de Don Winslow (2022)

Acheté sur un étal de librairie en vacances. C'est vraiment super ! Il est fort Winslow.

On est encore aux US du côté de l’envers du rêve américain, la vie de la mafia à Providence dans les années 80. Italiens et Irlandais qui s’entendaient bien vont se faire la guerre.

C’est assez fou d’imaginer le poids, l’impact des mafias, notamment la mafia italienne. On voit aussi mentionné les liens de la mafia irlandaise avec l’Irlande du Nord, les Républicains, qui en échange d’argent envoyaient des tueurs, entrainés à la guerre (cf. : Mon traître, plus haut). Drôles de flux.

30 août 2023 : Sauvage de Julia Kerninon (2023)

Dernier roman de Julia Kerninon, Sauvage suit les pas d'Ottavia, une cuisinière romaine. J'ai adoré le portrait de femme forte et les mots de la cuisine, dont on se délecte. Le schéma narratif féministe m'a aussi beaucoup parlé, qui cherche à s'éloigner des propositions classiques de type "grande quête", "aventure", "roman d'apprentissage" pour décrire avec sensibilité un morceau de vie.

27 septembre 2023 : La Guerre secrète. Le rempart des mensonges. Tome 2 de Anthony Cave Brown

"La guerre a été gagnée grâce à l’intelligence des Anglais, aux muscles des Américains et au sang des Russes". C'est bien un anglais qui écrit et qui fait une histoire mettant largement en valeur leur action dans la guerre (voir cet article offusqué du Monde Diplomatique). Les français en prennent pour leur grade, décrits au mieux incompétents, au pire dangereux.

C'est, comme dans le premier tome, fascinant de voir à quel point les diversions pensées et organisées par les alliées ont joué un rôle important, à quel point aussi le débarquement est pas passé loin de la catastrophe et à quel point la victoire n’était pas sûre.

Mais bon, ça fait un peu beaucoup de guerre et beaucoup de détails.

30 septembre 2023 : La cité des rêves de Don Winslow (2023)

Toujours sympa ! La suite de la Cité en flammes.

7 octobre 2023 : Comment devenir moins con en dix étapes de Quentin Delval (2023)

C'est ma femme qui me l'a acheté. Bon, au départ, ça fait bizarre. On se dit : est-ce que c'est bien nécessaire de parler aux gens comme ça ? Je ne suis pourtant pas le moins féministe, ni le plus con des mecs ? A la lecture, idem, on se met à distance : c'est quoi cette injonction à l'auto-critique ? On est sous Mao ? Et lui, il est parfait ?

Bon, voilà, pas mal de barrières, mais au fond, c'est un bon livre, intelligent. Quentin Delval propose de la méthode pour essayer d'être un mec moins con dans sa relation avec les femmes. Il le fait d'une façon constructive, en prenant, bien sûr, son propre cas pour exemple (on ne peut pas ne pas le faire sur ce genre de sujet). Le résultat est pertinent et l'auteur devient même sympathique.

J'ai vu quelques sujets sur lesquels, clairement, je n'étais pas du tout au rendez-vous (et oui, certains où je me suis dit que ça allait un peu près, ouf !). Ce qui m'a marqué notamment, c'est à quel point la volonté de vouloir "être un mec bien" est finalement un obstacle au changement chez les hommes. C'est le #notallmen ou ma petite phrase entre parenthèse au-dessus : on a du mal à lâcher cette image du mec bien. C'est même tellement coûteux qu'on préfère ne pas écouter les critiques que de risquer de chuter de ce statut. Or, évidement, le chemin passe par le fait de se rendre compte de ce qu'on ne fait pas bien et d'arrêter de vouloir être rassuré sur sa nature, pour réussir à devenir une meilleure personne.

Un autre point marquant, c'est la capacité des hommes à éviter ce qui les fâche : soit les tâches qu'ils n'aiment pas faire, soit les sujets qu'ils n'aiment pas aborder. Nous grandissons dans un monde où c'est possible de ne jamais changer une couche, faire le ménage, gérer le médecin, avoir une conversation sur nos émotions. Or, cela est permis grâce au fait que les femmes effectuent le travail que l'on ignore, qu'il soit matériel ou émotionnel.

15 octobre 2023 : Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1957)

Un très beau livre. On suit Don Fabrizio, prince Sicilien, au moment de la mise en place de la République en Italie, dans la deuxième moitié du XIXème siècle. En fond de décor, c'est la fin d'un monde, celui de l'aristocratie, avec l'avènement de la République italienne. Au premier plan, on vit, depuis la tête de Don Fabrizio une forme de passage de relai avec Tancredi, son neveu, qu'il adore. Celui-ci tombe amoureux de la belle Angelica et s'engage activement dans les transformations sociales de l'époque.

C'est un beau roman classique, élaboré, très fin. Il ne s'y passe pas grand chose, on ressent à certains moment une forme de langueur et pourtant, on perçoit beaucoup sur les personnages, le moment historique et la Sicile. J'en retiens 3 thèmes qui m'ont marqué, notamment par les liens qu'on pourrait faire avec notre époque (mais il y aurait beaucoup d'autres choses à dire !) : le patriarcat, le changement et la nostalgie.

Le patriarcat

Don Fabrizio, le Guépard, est l'incarnation du patriarche. Une scène incroyable le montre au dîner, terrorisant toute sa famille, sûr de son pouvoir, décrétant qu'il va aller voir sa maîtresse en ville. Ce qui est fort, c'est qu'on perçoit, depuis l'intérieur de son esprit, les doutes qu'il a. A-t-il été trop loin ? Est-ce trop dur pour sa femme ? Et comment sa position lui interdit de changer d'avis : il part en calèche, humiliant au passage le père Pirrone en lui ordonnant de l'accompagner.

Il est donc à la fois décrit comme un homme dur et hautain :

“Les flatteries glissaient loin de la personnalité du Prince comme l’eau sur des feuilles de nymphéas : c’est l’un des avantages dont jouissent les hommes qui sont en même temps orgueilleux et habitués à l’être.”

Mais on voit aussi toute sa tendresse pour son neveu (oui, c'est le patriarcat, la tendresse est réservée aux autres hommes) et son besoin de recueillement dans l'astronomie :

“ La vérité est qu’il voulait puiser un peu de réconfort en regardant les étoiles. Il y en avait encore quelques-unes juste au-dessus, au zénith. Comme toujours les voir le ranima ; elle étaient lointaines, toutes-puissantes et en même temps si dociles à ses calculs ; exactement le contraire des hommes, toujours trop proches, faibles et pourtant si rebelles.”

Donc, finalement, un incroyable portrait de patriarche, nuancé et concret. On ne peut pas ne pas l'apprécier et pourtant, il est le symbole d'un modèle d'homme oisif, dominateur et capricieux dont on ne veut plus !

Le changement

Le livre parle aussi beaucoup de changement d'époque et de comment l'aristocratie italienne essaye de rester dans la course, en prenant part aux mutations sociales en cours. Le rapport au temps long, à la transformation fait, je trouve, écho à notre époque.

L'auteur montre d'abord à quel point le pouvoir est une illusion :

“Il lui revint tout à coup à l’esprit le bureau du Roi Ferdinand à Caserte, lui aussi encombré de dossiers et de décisions à prendre grâce auxquelles on pouvait se figurer influencer le torrent des destinées qui, tout au contraire, débordait pour son compte dans une autre vallée.”

La réflexion sur le changement politique est, évidemment, teinté de la volonté de l'aristocratie de rester à la barre - ce qui est traduit par cette formule qui est restée célèbre :

“Pour le Roi, certes, mais pour quel Roi ?” Le jeune homme eut une de ses crises de sérieux qui le rendaient impénétrable et si cher. “Si nous ne sommes pas là nous non plus, ils vont nous arranger la république. Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. Est-ce clair ?””

Cette aristocratie sensible à son destin et bien décidé à se préserver, là où l’Église est vue comme éternelle :

“Nous ne sommes pas aveugles, mon cher Père, nous ne sommes que des hommes. Nous vivons dans une réalité immobile à laquelle nous cherchons à nous adapter comme les algues se courbent sous la poussée de la mer. L’immortalité a été promise à la Sainte Église ; à nous en tant que classe sociale, non. Pour nous, un palliatif qui promet de durer cent ans équivaut à l’éternité. Nous pourrons tout au plus nous faire du souci pour nos enfants, peut-être pour nos petits-enfants ; mais au-delà de ce que nous pouvons espérer caresser avec ces mains-ci, nous n’avons pas d’obligations ; et moi, je ne peux pas me préoccuper de ce que seront mes descendants éventuels en 1960. L’Église, oui, elle doit s’en soucier parce qu’elle est destinée à ne pas mourir. Dans son désespoir, le réconfort est implicite. Et croyez-vous que si elle pouvait aujourd’hui ou dans l’avenir se sauver elle-même par notre sacrifice, elle ne le ferait pas ? Bien sûr qu’’elle le ferait, et elle ferait bien.””

La nostalgie

Dernier point, le livre est plein de cette torpeur nostalgique, à travers notamment le regard de Don Fabrizio. Le prince pense depuis la fin de sa vie, tous les changements décrits au-dessus sont teinté d'un réalisme politique assez désabusé. Il lui reste notamment son regard tendre sur l'amour naissant de Tancredi et Angelica. Amour que le narrateur ne peut s'empêcher de confronter au temps qui passe et qui, nécessairement, ternira les passions.

“Ils offraient le plus pathétique des spectacles, celui de deux très jeunes amoureux qui dansent ensemble, aveugles à leurs défauts respectifs, sourds aux avertissements du destin, dans l’illusion que tout le chemin de la vie sera aussi lisse que les dalles du salon, acteurs inconscients qu’un metteur en scène fait jouer dans les rôles de Roméo et Juliette en cachant la crypte et le poison déjà prévus dans l’œuvre.”
“Ce furent là les plus beaux jours de la vie de Tancredi et d’Angelica, des vies qui allaient être par la suite si variées, si pleines de péchés sur l’inévitable fonds de douleur. Mais ils ne le savaient pas alors et ils poursuivaient un avenir qu’ils estimaient plus concret bien qu’il se trouvât après coup uniquement fait de vent et de fumée. Quand ils furent devenus vieux et inutilement sages, leurs pensées revenaient à ces jours-là avec un regret insistant : ces jours avaient été ceux du désir toujours présent parce que toujours vaincu, des lits, nombreux, qui s’étaient offerts et qui avaient été repoussés, de l’aiguillons sensuel qui, justement en raison de son inhibition, s’était, un instant, sublimé en renoncement, c’est à dire en véritable amour.”

21 octobre 2023 : Yoko Ono de Julia Kerninon (2023)

Un super texte : la biographie poétique de l'artiste Yoko Ono. Un geste fort : la présenter, non comme la femme de John Lennon, mais comme la grande artiste qu'elle a été. La forme est super : c'est très court, très dense, on "lit" ses œuvres et on est frappés par sa destinée.

27 octobre 2023 : Politiser le renoncement de Alexandre Monnin (2023)

Un super livre autour d'une approche que je trouve très riche des questions écologiques. J'en ai fait une synthèse.

1er novembre 2023 : Shibumi de Trevanian (1979)

Un livre très étonnant. Ça démarre comme un mauvais SAS : un méchant hyper méchant remonte les bretelles d'agents de la CIA complètement incompétents. Il travaille pour la Mother Company, une structure secrète, dirigée par les grands pétroliers, qui contrôle le monde. Bref, ça ressemble à du gros nanard. Mais en fait... c'est vraiment bien ! La structure est assez originale et nous permet de suivre la vie de Nicholaï Hel, le plus grand assassin du monde (oui, le côté nanard est toujours là), depuis son enfance à Hong Kong au début du XXème siècle (ça fait penser à Corto Maltesse) jusqu'à sa vie actuelle dans les Landes (oui, les Landes).

On découvre le point de vue d'un général japonais sur la américains pendant la deuxième guerre mondiale - savoureux :

“Dans un certain sens, la barbarie fondamentale des Américains est leur excuse - non, de telles choses sont inexcusables -, leur justification. Comment condamnerions-nous la brutalité de ces hommes, dont la culture n’est qu’un mince patchwork hâtivement tissé en une poignée de décennies, quand nous nous transformons nous-mêmes en bêtes sauvages sans pitié et sans humanité, malgré des centaines d’années de civilisation et de tradition ? L’Amérique a été peuplée par la lie de l’Europe. Ceci étant, nous devons les considérer comme innocents. Innocents comme la vipère, le chacal. Dangereux et perfides, mais non coupables. Tu les méprises en tant que race. Mais ce n’est pas une race. Pas même une civilisation. Seulement un ragoût culturel des détritus et des restes du banquet européen. Au mieux, une technologie à apparence humaine. Pour éthique, ils ont des règles. La quantité, chez eux, fait office de qualité. Honneur et déshonneur se nomment “gagner” et “perdre”.”

J'ai aussi adoré les passages sur la spéléologie que pratique le héros :

“Les dangers subjectifs lui parurent encore plus excitants. Il aimait mesurer sa maîtrise de soi et sa dextérité, aux craintes les plus originelles et les plus profondes en lui : l’obscurité, la peur de tomber, de se noyer, de se perdre, le froid, la solitude, l’usure des nerfs. Les principaux alliés du spéléologue sont la logique et la lucidité. Ses principaux adversaires sont l’imagination et la panique. La peur lui est plus naturelle que la bravoure, car il opère seul, sans spectateur, sans conseil, sans encouragement. Nicholaï aimait les adversaires qu’il rencontrait et l’arène privée où il les rencontrait. Il aimait savoir que la plupart d’entre eux étaient en lui et que les victoires restaient secrètes.
Il y avait aussi le plaisir unique de la sortie. Le quotidien le plus morne prenait couleur et vie après des heures sous terre, après s’être mesuré au danger. On buvait avidement la douceur de l’air. Une simple tasse de thé amer vous réchauffait les mains et vous réjouissait l’œil ; une sensation merveilleuse vous envahissait, une ruée de chaleur dans la gorge, un festin de saveurs subtiles et variées. Le ciel était d’un bleu significatif, l’herbe d’un vert capital. Il était bon de sentir une main amie vous frapper dans le dos. Bon d’entendre des voix, de manifester ses émotions, de communiquer ses idées, d’amuser ses amis. Tout était neuf et savoureux.”

Bref, c'est un roman très riche, fait de multiples thèmes, qui suit une trame au départ très classique mais qui est en fait tout à fait étonnante. Le seul reproche que je pourrais faire, c'est le côté assez basiquement macho du livre. Les personnages féminins n'existent que par leur physique ou leur capacité sexuelle, au service des hommes et notamment du héros, qui est vraiment un sur-homme un peu agaçant à la fin. Mais bon, c'était les années 70 !

18 novembre 2023 : Playing to win de A.G. Lafley et Roger L. Martin (2013)

Ça fait un moment que je me pose la question, dans mon travail, de ce qu'est une stratégie. Une réponse commune consiste à dire : une stratégie, c'est le plan qui permet de passer d'une situation donnée à une situation souhaitée. Ce n'est pas complétement faux, ça marche, mais, au fond, c'est plutôt la description de ce qu'est un projet.

Roger Martin et AG Lafley présentent dans ce livre un framework pour travailler sur sa stratégie d'entreprise qui est à la fois simple et fonctionnel. Ils s'appuient sur le travail fondateur de Porteur : What is strategy, qui présente la stratégie non comme un plan mais comme un système.

Une stratégie, c'est l'ensemble des réponses - cohérentes entre elles - à ces 5 questions :

  1. What is you winning aspiration? The purpose of your enterprise, its motivating aspiration
  2. Where will you play? A playing field where you achieve that aspiration
  3. How will you win? The way you will win on the choosen playing field
  4. What capabilities mus be in place? The set and configuration of capabilities required to win in the chosen way
  5. What management systems are required? The systems and measures that enable the capabilities and support the choices

Voilà. Après, le gros problème de ce livre, c'est qu'il est écrit par un ancien consultant devenu prof (Roger Martin) et l'ex PDG de Procter & Gamble (Lafley) avec qui il a bossé. Et donc les exemples sont à 95 % tirés de l'univers des biens de grande consommation. Et moi, personnellement, j'ai beaucoup de mal à accrocher avec le narratif de la folle odyssée de vendeurs de PQ qui ont vu leur part de marché passer de 23 % à 27 %.

Si je trouve d'autres domaines d'application qui ont plus de sens pour moi, j'en ferai peut-être une synthèse.

3 décembre 2023 : L'homme-dé de Luke Rhinehart (1971)

Un roman assez long sur un homme, complètement déprimé, qui décide un jour de mener sa vie... guidé par le hasard. Il invente des possibilités, des personnalités à jouer et il laisse un dé décider de ce qu'il va faire.

C’est bien écrit, le début est très drôle, avec notamment une critique très fun de la psychanalyse. Mais bon… On comprend vite le concept qui est étiré sur pas mal de pages.

Surtout, l’éventail des possibilités que voit l’auteur-narrateur, c’est : être un ouf, violer sa voisine, tuer quelqu’un. Les descriptions sont assez folkloriques, mais l’imaginaire qui se déploie est, comment dire… assez basique. Quand, à la moitié du livre, il introduit la possibilité de devenir une femme, cela correspond pour lui uniquement au fait de se faire pénétrer. Pour l'auteur, un homme qui s’ouvre à toutes les possibilités, qui veut détruire l’ego, qui veut explorer, par le hasard radical une possibilité entièrement nouvelle de vivre… ça donne finalement un mix entre GTA et Pornhub. J’imagine que dans les années 70, ça devait paraitre méga osé. Aujourd’hui, je trouve ça assez déprimant et basiquement macho.

18 décembre 2023 : Le champignon de la fin du monde de Anna Tsing

Je ne sais pas pourquoi, j’ai eu envie de relire ce livre qui m'avait beaucoup marqué (et dont j'avais fait une synthèse).

C'est un objet particulier, une tentative, par le fonds et par la forme, de bousculer nos catégories de connaissance, si liées à l'anthropocène. Comment devenir sensible à ce qui passe dans les marges du capitalisme ? Comment réussir à observer et intégrer ce qui ne se laisse pas formaliser ? Pour Tsing il faut redécouvrir l'art d'observer et de raconter des histoires pour réussir à vivre dans la période qui s'ouvre.